OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La prison déconnectée http://owni.fr/2012/05/01/les-gros-bugs-dinternet-en-prison/ http://owni.fr/2012/05/01/les-gros-bugs-dinternet-en-prison/#comments Tue, 01 May 2012 14:45:33 +0000 Benjamin Leclercq http://owni.fr/?p=108135

Le garde des Sceaux, Robert Badinter, aidé d’une conjoncture sportive opportune, avait fini par convaincre l’Administration pénitentiaire : nous sommes en décembre 1985, et la télévision entrait, enfin, en prison. Les postes sont alors loués et installés à la hâte dans les cellules françaises, révolution carcérale de dernière minute qui devait permettre aux détenus de suivre la coupe du monde 1986 au Mexique. Le détenu français devient alors téléspectateur, suspendu à cette salutaire lucarne, qui, moyennant 65 francs par mois, lui raconte ‘le dehors’.

Fracture numérique

27 ans plus tard, la lucarne semble bien étroite. A l’extérieur, la télévision demeure l’écran le plus regardé, mais la société de l’information a consacré un nouveau roi, Internet. Informatif et récréatif, comme la télévision, mais aussi et surtout interactif, outil pédagogique, professionnel, administratif, pratique, etc., aujourd’hui incontournable. Le Conseil constitutionnel en a même fait un droit. Que les 67.161 détenus français, eux, n’ont pas.

Dans un avis du 20 juin 2011, le Contrôleur général des lieux des privations de libertés (CGLPL), M. Jean-Marie Delarue, a mis les pieds dans le plat, contre cette fracture numérique dont on ne parle pas :

« Pour que chaque établissement assure depuis ces locaux le lien avec les services en ligne (« internet »). (…) L’accès aux services de messagerie électronique doit également être assuré, dans les seules limites actuellement ouvertes par la loi pour les correspondances [lecture et contrôle de tous les messages entrants ou sortants, ndlr] ».

Vecteur de droits

Aux yeux du Contrôleur général, il faut franchir ce pas technologique. Pour Owni, il justifie sa prise de position, et égrène les potentialités et usages de l’outil Internet en milieu carcéral, rappelant que « jamais un juge n’a condamné quelqu’un à être privé d’Internet » :

1/ Un instrument récréatif, bien sur : au même titre que la télévision, face à la triviale nécessité de « passer le temps »

2/ Un moyen d’expression de soi : « aujourd’hui en France, les détenus crèvent de ne pas pouvoir s’exprimer », assène-t-il. A ce titre, « l’accès à Internet est susceptible de faire évoluer considérablement la condition pénitentiaire », car il est vecteur de droits fondamentaux, tel le maintien des liens familiaux, enjeu central d’une détention ;

3/ Un outil de réinsertion : Internet doit pouvoir « compenser l’insuffisance du travail social en détention », et donner au détenu la possibilité de trouver job et logement, les deux piliers de leur réinsertion. Consulter les annonces de Pôle emploi, de logement, accéder aux services publics (santé, RSA, etc.), préparer son code la route, pour anticiper la sortie et responsabiliser « des détenus infantilisés en détention ».

Mais les résistances demeurent fortes au sein de l’Administration pénitentiaire. Et une crispation, évidente, sur la question de la sécurité et du contrôle. Dans sa réponse du 7 juillet 2011 à l’avis du CPLG, le garde des Sceaux, Michel Mercier, tourne autour du pot, appelant à « l’introduction graduelle, maitrisée et contrôlée de certains aspects de la ‘société de l’information’ » en prison, tout en rejetant de fait l’accès à Internet et aux messageries électroniques, arguant d’une administration pénitentiaire qui « n’est pas aujourd’hui en capacité, financièrement et humainement, de mettre en œuvre les mécanismes de contrôle ».

Pour le CGLPL, l’enjeu est supérieur au coût. Rappelons d’ailleurs que le même argument financier avait été invoqué en 1985 contre la télévision par l’Administration pénitentiaire (AP), avant que celle-ci n’intègre finalement le coût de l’investissement aux redevances des détenus, qui ont donc financé le dispositif.

Les Cyber-bases® Justice : la quête d’un Internet inoffensif

Et pourtant, « l’AP » a fait un premier pas. Des expérimentations ont été lancées, résultats d’un partenariat entre le Ministère de la Justice et la Caisse des dépôts et consignations signé en 2007 : les Cyber-bases® Justice. Soit 7 espaces numériques testés en milieu carcéral.

Un dispositif qui demeure particulièrement frileux et restrictif. « Les détenus ont accès à du contenu web, mais ne peuvent pas intervenir dessus : pas de clic droit, pas de moteur de recherche, pas de liens extérieurs cliquables ou de formulaires à remplir », explique Arnaud Bertrande, formateur informatique en prison. L’envoi de mails est lui aussi virtuel: « sur deux ordinateurs, une application simule l’envoi et la réception de courriels, d’un poste à l’autre ». Les vertus des Cyber-bases® Justice sont donc purement pédagogiques : le détenu pourra par exemple visiter le site de Pôle emploi sans toutefois s’y inscrire.

En d’autres termes, une façade d’Internet que les détenus peuvent contempler, mais dont la porte reste désespérément close. « Les participants viennent dans l’idée de surfer sur Internet pour s’évader, ils trouvent donc le dispositif insuffisant », concède Arnaud Bertrande. Reste que ce public « au niveau scolaire assez bas » y trouve autre chose, comme « l’écriture » et « le b.a.ba des logiciels informatiques ».

« Paresse intellectuelle et précaution inutile »

La sécurité justifie pour l’instant l’extrême prudence de l’expérience. Car Internet, c’est aussi le vivier de sites de propagande extrémistes, de manuels de fabrication d’armes artisanales, et un outil de communication avec l’extérieur qui inquiète le personnel pénitentiaire. Le précédent Fofana illustre le type de dérives que craint l’AP : l’ex-chef du « gang des barbares » est suspecté d’avoir posté, depuis sa cellule, une quinzaine de vidéos sur YouTube, fin 2011.

« Bien sûr que ça fait peur », témoigne Corinne Peltier, coordinatrice de la Cyber-base® justice de la maison d’arrêt de Gradignan (Gironde), saisissant l’exemple des forums en ligne, sur lesquels « on retrouve n’importe qui, et n’importe quoi », et où « l’on peut imaginer qu’organiser son évasion est possible ».

La sécurité rythme le travail de cette contractuelle de l’AP, qui pilote une vingtaine d’intervenants à la Cyber-base® (enseignants, formateurs, bénévoles, et intervenants culturels). « Tous les sites sont interdits, je ne fais qu’autoriser », explique-t-elle. Et pour autoriser, la demande remonte jusqu’au ministère, une navette qui prend « environ 6 mois ». Sa persévérance lui aura permis de réunir plusieurs centaines de références, de Wikipédia à la BBC, en passant par leboncoin.fr, Pôle emploi ou les Pages Jaunes. Tout site contenant des plans est en revanche recalé, à l’image de Mappy.com.

Pour Jean-Marie Delarue, la phase expérimentale a assez duré : il faut la généraliser. Les prisons françaises ne peuvent plus se contenter d’un ersatz d’Internet, accessible dans 7 des 200 établissements pénitentiaires. La sécurité est un enjeu clé, convient-il, mais ne peut pas justifier l’inertie de l’Administration pénitentiaire, dont il dénonce « le raisonnement de paresse intellectuelle et de précaution inutile » :

Je crois que l’administration pénitentiaire, les élus politiques, ne se sont pas vraiment posé la question de savoir si l’on pouvait réellement contrôler Internet pour le rendre inoffensif. La sécurité a toujours raison. Et elle se moque des droits fondamentaux.

Un élément non moins inattendu qu’une coupe du monde illustre l’urgence d’une décision sur ce sujet : les consoles de jeux. Tous les modèles de dernières génération (PS3, Xbox360, etc.) sont interdits car disposant d’une connectivité réseau, et les veilles consoles commencent à s’épuiser, faute de pièces de rechange. Autrement dit, la recréation favorite des détenus est en sursis, et les cellules grondent.

L’AP : « Rappelez dans trois mois »

De fait, l’obstacle de la sécurité est franchissable. Le CGLPL préconise d’ailleurs l’usage d’Internet dans des salles prévues à cet effet, sous contrôle d’un surveillant, et en aucun cas en cellule, ainsi que le contrôle des emails entrants et sortants. « D’un point de vue technique, sécuriser Internet pour l’adapter au milieu carcéral serait très simple », argue Mohamad Badra, chercheur au CNRS (Laboratoire LIMOS) et spécialiste de la sécurité d’Internet. La mise en place d’un proxy, intermédiaire filtrant entre le client (le détenu) et le serveur, permet d’exclure les sites prohibés, sur le modèle du contrôle parental. Idem pour les forums.

« Des systèmes de détection de mots interdits sont également très efficaces, qui alertent le contrôleur en cas de saisie ». Et Mohamad Badra de comparer le dispositif à celui d’un café internet :

l’essentiel est de sécuriser la machine, en protéger l’accès administrateur, pour que personne ne puisse modifier paramètres et détourner les proxy.

Jointe par téléphone, la Direction de l’Administration pénitentiaire déclare qu’elle n’est « pas au point sur le sujet », et invite à « rappeler dans trois mois ».

« La pénitentiaire dira toujours non »,
confie, fataliste, Jean-Marie Delarue. « C’est le politique qui doit franchir le pas ». Internet attend son Badinter pour avoir, enfin, droit de cité derrière les barreaux.


Illustrations et photos sous licences Creative Commons par Larskflem, Ti.Mo, Heretakis via Flickr
Références :
Avis du Conseil Constitutionnel sur l’accès à internet
Avis du CGLPL du 20 juin 2011 (PDF)
Réponse du garde des Sceaux au CGLPL (PDF)

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L’état du prisonnier français http://owni.fr/2011/12/08/prisons-detenus-infographie-bracelet-electronique/ http://owni.fr/2011/12/08/prisons-detenus-infographie-bracelet-electronique/#comments Thu, 08 Dec 2011 11:25:19 +0000 Pierre Alonso http://owni.fr/?p=89513 Dans l’application ci-dessus, passez le curseur sur les divers thèmes (femmes, jeunes, peines, étrangers, cellule, suicides) pour afficher les informations relatives. Cette application est tirée d’une infographie réalisée par WeDoData en partenariat avec OWNI pour le numéro 10 du mensuel Snatch, dans les kiosques samedi 10 décembre. Dans un dossier de 60 pages, le magazine s’est penché sur les prisons : rencontre avec Patrick Dils, enquête sur la perpétuité et les tatouages en milieu carcéral, tour d’horizon des alternatives (plus ou moins) surprenantes à l’étranger.


“C’est tout le système pénitentiaire qui est en sur-chauffe” se désole Alexis Saurin, président de la Fédération des Associations Réflexion-Action, Prison Et Justice (Farapej). Les prisons françaises sont pleines, surpeuplées même. Le 1er novembre 2011, 73 149 personnes étaient sous écrou en France, dont 64 711 détenus.

La différence s’explique par les condamnés à un placement sous surveillance électronique (PSE), indique Pierre Fournier, chercheur au CNRS. Cette utilisation du bracelet électronique a explosé depuis 10 ans, mais sans le suivi nécessaire, condition de son efficacité. Alexis Saurin regrette le manque d’accompagnement :

Le suivi est insuffisant sur les PSE. Sans suivi, il y a un risque de récidive.

Le PSE fait parti des dispositions visant à aménager les peines, et à diminuer la pression à l’intérieur des murs des prisons. Au même titre que la liberté conditionnelle, le bracelet électronique devait remplacer des peines d’enfermement. Le 1er novembre 2001, trois personnes étaient placées sous surveillance électronique. Elles sont 7 386 aujourd’hui. En dix ans, le nombre de PSE a crû de façon constante, avec une accélération en 2011. Les placés sous surveillance électronique représentent aujourd’hui près de 10% des personnes sous écrou (intra et extra muros).

Dans un rapport sur les conditions de détention en France, publié le 2 décembre, l’Observatoire international des prisons (OIP) s’inquiète du projet de loi de programmation sur l’exécution des peines qui “sous-tend un renoncement à l’exécution des courtes peines en milieu ouvert”.

En milieu fermé, trois personnes sur 100 sont des femmes, un est condamné à perpétuité, 18 sont des étrangers et huit ont moins de 21 ans. En creux se dessine le portrait-type d’un détenu : un homme de 36 ans, de nationalité française. La durée des peines tend à s’allonger. Majoritairement inférieures à un an dans les années 1970, elles durent cinq ans et plus dans les années 2000.

121 suicides en 2010

“On meurt dans les prisons françaises” écrivait le 25 novembre dernier Le Monde dans son éditorial. 121 personnes se sont suicidées en 2010. Dans la revue, Arpenter le Champ Pénal, Pierre Tournier détaille :

Parmi les 121 suicides sous écrou recensés, 12 se sont déroulés hors détention : six sous placement sous surveillance électronique (PSE), trois lors d’une permission de sortir ou dans le cadre d’un placement extérieur et trois à l’hôpital.

Soit 109 suicides en détention stricto sensu, précise Pierre Tournier. Parmi eux, cinq mineurs. Un chiffre “considérable” rapporté à la population des mineurs sous écrou, écrit le chercheur. L’Observatoire international des prisons relève que “la fréquence des suicides (un tous les trois jours) et le taux de mortalité par suicide (14,6 pour 10 000 placements) sont dramatiquement identiques” en 2003 et en 2010 malgré la mise en œuvre de programmes de prévention en 2004 et 2009.


Retrouvez notre Une sur les prisons :

Photographie de Une © Aimée Thirion

Enquête graphique (app et infographie) réalisée par We Do Data avec OWNI en partenariat avec le magazine Snatch qui consacre son dossier au prison dans son numéro 10, dans kiosques à partir de samedi 10 décembre.

OWNI avait consacré un dossier sur les alternatives à la prison en novembre 2010.


Précision : Le 1er novembre, le nombre de détenus dormant sur un matelas à même le sol était de 446, soit quatre de plus par rapport à juin 2011.

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Drôles de prisons http://owni.fr/2011/12/08/snatch-prisons-alternatives/ http://owni.fr/2011/12/08/snatch-prisons-alternatives/#comments Thu, 08 Dec 2011 08:21:22 +0000 Thomas De Ambrogi http://owni.fr/?p=89697 Cet article paraîtra samedi 10 décembre dans le numéro 10 du bimestriel Snatch dont OWNI est partenaire. Dans un dossier de 60 pages, le magazine s’est penché sur les prisons : rencontre avec Patrick Dils, enquête sur la perpétuité et les tatouages en milieu carcéral… OWNI et WeDoData ont réalisé une enquête graphique sur la France carcérale et l’état du prisonnier français : les infographies sont à découvrir dans Snatch et les cartes interactives sur OWNI /-).


Avis aux ennuyés des cellules et autres limeurs de barreaux, voilà une liste non exhaustive des prisons qui ont le mérite d’être particulières, au-delà de nos frontières. Histoire de voir un peu ce qui se fait ailleurs.

Le luxe en Océanie et Asie

Comme à l’hôtel à Jakarta, Indonésie [1]

Au placard, tout est négociable. Surtout en Indonésie, où des traitements très spéciaux sont appliqués aux détenus qui ont les moyens de se les offrir. C’est comme ça que Artalyta Suriyani, une influente femme d’affaire du pays purge aujourd’hui ses cinq années de prison – elle a été condamnée dans une affaire de corruption – dans une grande pièce avec table basse, canapé pour chiller et écran plat. Elle dispose même d’une salle de bain et d’un coin cuisine. Et le room service ?

Private Taule à Somang, Yeoju, Corée du Sud [2]

C’est la première prison privée du pays. Fruit d’un partenariat entre l’État et une fondation protestante, cette prison se singularise en dispensant un enseignement et une étude complète des valeurs chrétiennes aux détenus. Derrière les barreaux, ça catéchise sévère. Le but de cette affaire est de spiritualiser et apaiser les cœurs des prisonniers pour diminuer le risque de récidive. Miracle, ce dernier n’excède pas les 6% à la sortie. Curiosité, on notera que parmi les communiants, on ne trouve ni dealers, ni gangsters. Pas de repentir pour ces derniers ?

Jailhouse Rocks à Cebu, Philippines [3]

Pendant que les détenus des prisons « normales » soulèvent de la fonte, tapent des dunks ou se plantent au cutter, leurs homologues de la prison de Cebu apprennent à danser. Une idée de la réinsertion pour le moins originale : danser tous ensemble sur de la pop music. Célèbres pour leur vidéo de danse sur Thriller en hommage à Michael Jackson, les mille cinq cents agités de Cebu font des représentations publiques à des fins humanitaires, avec photos et dédicaces de tee-shirts pour les spectateurs. Et en sortant, embarquement chez Kamel Ouali ?

Au Cap, la réhabilitation par l’élevage d’oiseaux

Oiseaux en cage à Pollsmoor, Le Cap, Afrique du Sud [4]

Au bout du bout du monde, la prison de Pollsmoor applique un programme de réhabilitation de haut vol. En acceptant de renoncer aux gangs et aux clopes, des promotions de douze détenus à la conduite irréprochable peuvent s’initier à l’élevage des oiseaux et ainsi découvrir une nouvelle grille de lecture du monde. Le concept a pour but d’adoucir les mœurs des prisonniers : en prenant soin des oiseaux, ils apprennent à prendre soin d’eux. Coucou les tout doux. Privilège ultime des apprentis ornithologues : des chambres individuelles de 6m². Cinq étoiles.

L’Europe et ses prisons atypiques

Détenus en Transe à Pozzale, Empoli, Italie [5]

La vie entre les barreaux, Johnny Cash aurait pu confirmer, ce n’est pas la joie. Et le problème s’aggrave lorsque l’on est en faible minorité parmi les méchants prisonniers. À chaque problème sa solution. Quand la prison pour toxicomanes de Pozzale affiche un nombre de détenus presque nul, autant remplir les cellules avec les prisonniers transsexuels d’Italie. Normal. L’endroit est maintenant exclusivement réservé à ces derniers, améliorant ainsi les conditions carcérales d’une communauté trop opprimée.

Prison de retraite à Singen, Allemagne [6]

Au centre d’un quartier résidentiel du sud de l’Allemagne se dressent deux étages enceintés d’un mur haut de cinq mètres. Pas de barbelés et peu de précautions de sécurité. Il s’agit ici d’une prison pour seniors. La vie carcérale y est largement améliorée : les cellules restent ouvertes, l’hygiène est au top et le travail facultatif. Un tel endroit est une chance pour ces détenus qui, dans une banale prison, « seraient réduits à cirer les pompes des autres » comme le souligne Thomas Maus le directeur de l’établissement. Pas malheureux les petits vieux.

Chambre Double à Sark, Guernesey, Royaume Uni [7]

La plus petite prison du monde. Située sur l’île anglo-normande de Guernesey, la prison de Sark érigée en 1856 offre de la place pour tout juste deux personnes. Sark ressemble d’ailleurs plus à une guérite en briques rouges, démunie de fenêtre, qu’à une véritable prison. Devenu un spot touristique, l’endroit fait office de lieu d’appoint, une nuit de détention pour les fouteurs de troubles et basta. Et pour ceux qui osent récidiver après une nuit dans ce cagibi, c’est le transfert illico vers une prison digne de ce nom.

Les extrêmes de l’Amérique

Prison City à San Pedro, La Paz, Bolivie [8]

A l’intérieur de cette prison autogérée, on trouve un hôtel, des églises, des magasins, mais pas un seul maton. Véritable ville dans la ville, San Pedro abrite mille six cents détenus qui ont le droit de vivre avec leurs familles. Comme dans toute micro-société, les détenus doivent trouver un gagne-pain. Les plus riches peuvent se payer une cellule de luxe sur plusieurs étages, là où les plus pauvres s’entassent à vingt par chambre. Dans ce haut lieu touristique (d’où l’hôtel), un labo produisant soit disant « la meilleure cocaïne du monde » a récemment été démantelé.

Barbus au mitard à Wallens Ridge, Virginie, Etats-Unis [9]

Cette prison impose des règles drastiques aux détenus chevelus ou barbus. Le rasage est obligatoire à l’arrivée des prisonniers, question d’hygiène et de sécurité : « Ils pourraient cacher des armes dans leur barbes » raconte-t-on à Wallens Ridge. Les têtus refusant de suivre ce programme sont isolés au mitard, privés de tout. Une injustice criante, évidemment, pour les indomptables croyants – rasta, islam ou le culte viril du poil – dont la foi tolère assez mal qu’ils se coupent la barbe.

Gangs en stock à Pelican Bay, Californie, Etats-Unis [10]

Quand on nous dit Pelican Bay, on imagine des palmiers et des verres glacés de Pinacolada. Wrong ! Pelican Bay est juste la prison la plus dangereuse des États-Unis. Avec mille cinq cents gardiens pour trois mille deux cents détenus, l’endroit est une jungle où les blessés sont quotidiens et les morts hebdomadaires. Pas étonnant dans une prison où les détenus sont tous affiliés à un gang. Quant aux nouveaux, plus faibles, ils doivent vite se résoudre à se faire recruter, vu l’absence de choix à disposition. Prison mentale derrière les barbelés, la loi du « blood-in blood-out » oblige même les détenus à rester membre de leurs gangs après leur sortie. Pas glop.

Service pénitentiaire à Edmonton Canada [11]

Inaugurée en 1949 et destinée à réhabiliter les soldats canadiens dans l’exercice des leurs fonctions, la caserne de détention des forces canadiennes (CDFC) est l’unique prison militaire du pays. Le régime y est drastique : exercices et entraînements militaires tous les jours. Pour éviter les conflits, les détenus ont interdiction de se parler, de fumer, de lire ou d’appeler leurs proches. La vie est dure pour les bidasses, mais « quand ils retournent dans leur base, ce sont de meilleures personnes et de meilleurs soldats. » explique le Major Taylor, actuel responsable des lieux. On n’en doute pas chef.


Article publié dans le magazine Snatch qui consacre un dossier aux prisons dans son numéro 10, dans les kiosques à partir de samedi 10 décembre.

Retrouvez notre Une sur les prisons :

Photographie de Une © Aimée Thirion

Illustrations de Majan Dutertre © pour Snatch.

OWNI avait consacré un dossier sur les alternatives à la prison en novembre 2010.

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L’antiterrorisme tient sa nouvelle victime http://owni.fr/2011/09/19/lantiterrorisme-tient-une-nouvelle-victime/ http://owni.fr/2011/09/19/lantiterrorisme-tient-une-nouvelle-victime/#comments Mon, 19 Sep 2011 14:26:08 +0000 Pierre Alonso http://owni.fr/?p=79931

Malgré l’absence d’éléments matériels, le physicien Adlène Hicheur devrait voir son mandat de dépôt prolongé par le juge des libertés, lors d’une audition prévue ce mardi 20 septembre. Le chercheur entamera donc prochainement sa troisième année de prison.

Arrêté le 8 octobre 2009, ce physicien de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, le Cern, est mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Il est accusé d’avoir échangé des messages sur Internet avec un membre supposé d’Al Qaida au Maghreb Islamique. Deux ans après, personne d’autre n’a été mis en examen dans cette affaire. Celui qui est présenté par l’accusation comme son interlocuteur, Mustapha Debchi, a été arrêté début février en Algérie. Aucun élément nouveau n’a été versé au dossier depuis.

Nouveau renouvellement

Ses avocats et ses proches ne se font aucune illusion quant à la décision de demain. Le prolongement de son mandat de dépôt rythme la détention d’Adlène Hicheur tous les quatre mois depuis deux ans. Le débat contradictoire en présence du juge des libertés, du prévenu et de ses défenseurs devrait aboutir, demain, à un renouvellement malgré les alternatives envisagées et un état de santé dégradé.

“Il est affaibli, il marche avec une canne”, nous a confié Me Baudouin, l’un de ses avocats. Avant son arrestation, au printemps 2009, il avait été hospitalisé plusieurs mois en vue d’une intervention chirurgicale, finalement annulée. Pendant sa garde à vue, il n’avait pu porter la ceinture lombaire et avait effectué son transfert à Paris, 500 km assis dans un véhicule, quand les médecins lui recommandaient la position debout ou couché. Et c’est couché au sol dans sa cellule qu’il avait fini sa garde à vue rappelle son frère, Halim.

La prison de Fresnes

Une première expertise médicale conclut le 17 décembre 2009, deux mois après son arrestation, à la compatibilité de son état de santé avec une incarcération. Ce que ses avocats ont contesté, jusque devant la Cour de Cassation. Dans les arrêts du 15 mars et du 15 juin 2011, les magistrats de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire rappellent les arguments de la chambre de l’instruction :

Sur l’état de santé de M. X (Adlène Hicheur), l’intéressé est suivi régulièrement en détention et y reçoit les soins appropriés à son état (…) il est pris en charge par les médecins intervenants dans les établissements pénitentiaires et ne produit aucun certificat médical révélant un changement de sa situation.

Le 3 mai 2011, un certificat médical établissait que “les pathologies chroniques ont un retentissement psychologique accentué par la détention”.

Vingt demandes refusées

Plus de vingt demandes ont été déposées par ses avocat. Toutes ont été refusées, y compris le placement sous bracelet électronique alors que les conditions étaient réunies. En juin 2010, le service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) a mené une enquête en vue d’un placement en liberté conditionnelle sous bracelet électronique. Adlène Hicheur pouvait être hébergé par un membre de sa famille en Seine-Saint-Denis, à proximité d’un lieu de soins.

Réalisée en lien avec les forces de police dont le domicile dépend, l’enquête a conclu à la possibilité technique de mettre en place un tel dispositif. Mais la question des horaires de pointage au commissariat n’a pas été traitée. Et c’est ce point qui a justifié le refus du juge des libertés, en juillet 2010, de mettre fin à la détention à la centrale de Fresnes.

La chambre de l’instruction a justifié ses rejets de remise en liberté par des motifs généraux comme le montre l’arrêt de la Cour de Cassation du 15 juin 2011. Le maintien en détention vise à “mettre fin à l’infraction et [à] empêcher son renouvellement”, à “garantir son maintien à la disposition de la justice” et prévenir toute fuite à l’étranger “compte tenu de la double nationalité du mis en examen [et] “du fait qu’il soit coutumier des voyages à l’étranger”. Son maintien enfin vise à “empêcher une concertation frauduleuse avec les co-auteurs ou les complices”.


Crédits photo CC Wikimedia Commons by-sa Lionel Allorge / FlickR CC by Vectorportal

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“Enfermer des gens en prison et les priver de sexe est un acte criminel” http://owni.fr/2011/03/29/enfermer-des-gens-en-prison-et-les-priver-de-sexe-est-un-acte-criminel/ http://owni.fr/2011/03/29/enfermer-des-gens-en-prison-et-les-priver-de-sexe-est-un-acte-criminel/#comments Tue, 29 Mar 2011 09:30:33 +0000 Linda Maziz (Zélium) http://owni.fr/?p=53860

Jacques Lesage de La Haye, 72 ans, ex-taulard et doctorant en psychologie, dénonce depuis plus de quarante ans le caractère destructeur de l’univers carcéral. À commencer par la privation de relations affectives et sexuelles en détention qu’il considère comme “une castration pure et simple de l’être humain”.

Assimilée aux châtiments corporels, dénoncée par la Commission européenne des droits de l’Homme, le comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants, la privation de sexe engendre chez les détenus des dégâts considérables, identifiés et connus depuis bien longtemps par les autorités publiques.

Et pourtant, la France, dans ce domaine, fait toujours figure de lanterne rouge. Une actualité toute relative (une entreprise qui voulait offrir mille sextoys à des taulardes pour leur Saint-Valentin) nous a donné envie de remettre le sujet sur la table.

Et pour en parler, on s’est évidemment adressé au grand spécialiste de la question. Rencontre avec l’auteur de La Guillotine du sexe et de L’Homme de métal, et l’animateur de l’émission Ras-les-murs, diffusée chaque mercredi à 20h30 sur Radio-Libertaire.

Zélium : Pour la Saint-Valentin, une entreprise a voulu offrir 1.000 sextoys à des détenues, mais l’administration pénitentiaire a rétorqué “que le recours à cet accessoire relève de la sphère privée” et que “l’administration n’a pas à le proposer elle-même hors cadre de demandes expresses”.
Cette réponse, ça vous inspire quoi ?

Jacques Lesage de La Haye : En l’occurrence, il s’agit d’un coup médiatique d’une entreprise qui a voulu tirer profit de la misère sexuelle en prison pour essayer de récolter un nouveau marché. Déjà ça, c’est crapuleux.

Mais ce qui me scandalise le plus, c’est que l’administration pénitentiaire ose donner une réponse aussi lénifiante, hypocrite et ambiguë, laissant entendre que ce type de commerce était possible dans l’enceinte de la prison.

L’administration n’a donc pas évolué sur la question du sexe en prison ?

J. L. de La H. : Les seuls progrès enregistrés à ce jour sont extrêmement partiels et insuffisants. On est pourtant quelques-uns à harceler l’administration sur cette question depuis quatre décennies, mais la France en est toujours à un point qui est désespérément grotesque et ridicule.

La problématique de la sexualité en prison a été mise sur le tapis en 1971. À cette époque, il y avait déjà 25 où 30 pays qui s’étaient emparés du sujet à bras le corps.

Avec Michel Foucault et d’autres, intellectuels et taulards, on a créé le Groupe Information Prison, qui a posé le problème. Surtout moi, puisque c’était mon sujet de thèse de doctorat de psychologie et que je voulais qu’on en parle pour que ça change.

Je n’étais pas le seul à avoir constaté les dégâts causés par la frustration affective et sexuelle. Déjà, à ce moment-là, il était urgent de trouver des solutions qui permettraient une prévention et une neutralisation de la souffrance pour que les dégâts ne soient pas aussi considérables qu’ils ne l’étaient.

C’était pas trop compliqué de mettre le dossier sur la table ?

J. L. de La H. : La sexualité en prison, ça a toujours été un sujet tabou qui met tout le monde mal à l’aise. J’ai même des copains qui par souci de dignité me disent “moi j’ai fait 18 ans, j’ai pas eu de problèmes”. Je trouve ça idiot, ce n’est parce qu’on est un homme, qu’on a pas de problèmes.

Et celui qui le tait est un imposteur. Ça peut paraître dévalorisant de dire qu’on a souffert, qu’on a été cassé, qu’on a eu du mal à s’en sortir mais ce n’est qu’en disant la vérité qu’on pose le problème et qu’on peut trouver des remèdes.

Qu’est-ce que vous avez entrepris ?

J. L. de La H. : J’ai continué à m’occuper et à débattre de cette question-là, j’ai publié la première édition de La Guillotine du sexe en 1978 qui reprenait l’essentiel de ma thèse. Il y a eu ensuite la commission architecture prison, où Badinter m’avait chargé en 1984-85 d’interviewer des prisonniers pour savoir s’ils souhaitaient l’équivalent des parloirs intimes. Autant dire qu’on enfonçait une porte ouverte, mais c’était une étape de plus qui amenait cette fois-ci le problème au niveau gouvernemental.

Je me souviens notamment du directeur du centre pénitentiaire de Mauzac en Dordogne qui avait appliqué nos recommandations. Il avait demandé de son propre chef aux gardiens de regarder par terre ou en l’air mais surtout pas à l’intérieur lorsqu’ils surveillaient les parloirs. Derrière cette consigne, il y avait le respect de l’intimité des gens. Sachant qu’il n’y avait pas de regards inquisiteurs, les gens ont pu faire l’amour. Je le sais parce que de septembre 86 à juin 89, il y eu la naissance de huit “bébés parloirs”.

Ça s’est ensuite arrêté avec l’arrivée d’une nouvelle directrice ultra-conservatrice qui s’est empressée de suivre les directives de la droite. De nouveau et comme partout ailleurs, s’ils étaient surpris, les prisonniers risquaient d’être privés de parloir ou d’être mis au quartier disciplinaire.

Pourtant, depuis, il y a bien eu la mise en place des parloirs intimes, les unités de vie familiale ?

J. L. de La H. : La première unité de vie familiale a été mise en route pour la première fois en 2003. Pour l’occasion, j’ai été invité sur un plateau télé où on m’a demandé si j’étais content.

À ce moment là il y avait 187 prisons et une seule équipée. On lance le combat en 1971. C’est déjà urgent et ça devrait être fait depuis longtemps. On commence seulement à les mettre en place en 2003 et on ose me demander si je suis content ? Non, je ne suis pas content, je suis indigné, je suis révolté, je suis scandalisé. Et aujourd’hui, on est en 2011, et les choses ont très peu avancé.

C’est une très belle vitrine, mais ce n’est pas la panacée dont on parle. Soyons clairs, les unités de vie familiale ne concernent que très peu d’établissements et elles ne bénéficient qu’à un pourcentage infime de détenus. La majorité n’en profite pas et la France continue de faire figure de lanterne rouge.

Vous comparez la privation affective et sexuelle à la castration pure et simple de l’être humain ?

J. L. de La H. : Enfermer des hommes et des femmes dans les prisons et les priver officiellement et matériellement de relations affectives et sexuelles est un acte criminel. C’est quelque chose qui les castre, qui les détruit et qui en fait, pour une partie d’entre eux, des obsédés sexuels et affectifs.

Quand j’ai réalisé mon enquête à Caen, la privation engendrait des conséquences incroyables. Un détenu sur trois avait eu une ou plusieurs relations homosexuelles. Évidemment, l’homosexualité me semble être une des choses les plus naturelles, par contre je reste très réservé sur une homosexualité de “circonstance” et donc forcée.

Quand on ne peut pas aller vers le sexe qui nous est habituellement complémentaire, il est bien légitime de retrouver ses partenaires sexuels chez des personnes du même sexe. Il y en a qui y trouvent leur bonheur, mais pour beaucoup, ça se fait dans un climat de honte, de colère, avec une culpabilité prégnante et massive et, à l’intérieur de soi, une haine, une rage et un réel désir de vengeance qui ne présagent pas de lendemains qui chantent à la libération.

Quelles sont les autres conséquences ?

J. L. de La H. : J’ai relevé qu’il y avait aussi 97 % des détenus qui recourraient de manière systématique à l’onanisme. J’ai des témoignages de détenus qui se masturbent huit, dix fois en une journée, pendant des mois et des années. Il faut voir à la longue dans quel état ils se retrouvent.

D’autres avaient développé à l’intérieur de la prison un comportement déviant que l’on va retrouver ensuite à l’extérieur. Il y en avait qui faisaient de l’exhibitionnisme à travers les barreaux en se persuadant qu’on les observait, d’autres qui espionnaient des femmes avec des lunettes optiques.

Je me suis aperçu qu’il existait des tas de moyens de compensation et de substitution pour faire face à cette frustration. Il y avait notamment un jardinier qui était devenu le proxénète d’une truie et qui la louait aux détenus. Il y avait aussi l’histoire d’un jeune qui avait attrapé une chatte et qui avait agrandi son vagin avec un canif pour pouvoir la violer, sans parler de celui qui avait éduqué un serpent pour qu’il lui fasse des fellations…

Quand la relation qu’il peut y avoir entre deux êtres humains prend la forme d’une simple éjaculation dans la gueule d’un serpent, c’est bien que la personne en est réduite psychologiquement, affectivement et émotionnellement à quelque chose de l’ordre d’une désorganisation totale de son psychisme.

En gros, au lieu de réinsérer les détenus dans la société, on crée des monstres ?

J. L. de La H. : C’est sûr que si on veut décapiter symboliquement les être humains, les décérébrer et les détruire émotionnellement et affectivement, il suffit de les enfermer et de les priver de sexualité pendant des années. C’est comme ça qu’on produit des robots et des espèces de monstres détraqués.

Quand ils sortent, les détenus ne sont plus dans le désir, mais dans le besoin. Le désir, c’est la rencontre de l’autre, le besoin, c’est un manque viscéral qui détruit le corps humain, qui écartèle le psychisme et qui rend la relation pathologique.

Si on regarde les sujets “normaux”, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas des criminels sexuels, donc la grande majorité des détenus, cette espèce de destruction psychologique va créer un état permanent de surexcitation et de frustration, que moi j’ai appelé le “syndrome de sursollicitation”.

En fait, ils sont tellement sous-sollicités sur le plan affectif, émotionnel et donc sexuel, qu’une fois sortis du contexte de l’isolement carcéral et remis en circulation dans la société, ils ont l’impression d’être sursollicités : une fille qui passe dans la rue, une publicité avec un corps dénudé, un film avec une scène érotique, ça les perturbe énormément, parce que ça les renvoie à leur frustration.

Et pour les criminels sexuels alors ?

J. L. de La H. : Si le sujet est de surcroît perturbé au départ, parce que c’est un psychopathe, un paranoïaque ou un pervers, non seulement il ne sera pas guéri en sortant, parce que quoi qu’on raconte dans les médias, il ne sera pas suivi, mais en plus, cela va aggraver ces désirs de vengeance et de haine.

Il faut d’ailleurs s’étonner qu’il y en ait si peu qui récidivent. Bien souvent, ils sont dans l’incapacité de recommencer, non pas parce qu’ils sont guéris, mais parce qu’ils sont bien trop traumatisés, dans un état grave d’angoisse, de désespoir, voire d’implosion psychologique.

Il y en a néanmoins qui récidivent et on ne cite que ceux-là, pour nous faire croire que les prisons en sont peuplées. Mais si on regarde la moyenne des peines, en France, c’est huit mois et quelques jours, ce qui prouve bien que ce ne sont pas eux qui sont les plus nombreux en prison.

Tout ce que vous racontez, les politiques le savent très bien. Pourquoi les choses n’avancent pas ?

J. L. de La H. : Pour considérer les choses au point de vue politique, il faut s’intéresser au sens politicien et non pas au sens de gestion de la cité, qui serait une prise de conscience qui nous amène à réfléchir collectivement sur la façon dont on va s’organiser socialement.

La politique, c’est un désir de pouvoir, d’argent, de notoriété et de reconnaissance. C’est quelque chose qui monte à la tête, qui donne du prestige et un quotidien sans le moindre souci matériel. Pour se faire élire et garder le pouvoir, les politiciens savent qu’ils ont intérêt à caresser dans le sens du poil une humanité peureuse, conservatrice et moralisante. En gros, leur discours c’est : “Vous avez peur ? J’en ai conscience, mais ne vous inquiétez pas, je vais vous protéger. Avec moi, vous serez en sécurité et d’ailleurs ce qui crée l’insécurité, ce sont les jeunes, les étrangers, les drogués, les homosexuels”, et tout un tas de gens qui sont des boucs émissaires désignés.

Donc diviser pour mieux régner, mettre de la discorde et ensuite apparaître comme le sauveur. Ces stratégies font que sont élus successivement des droites très réactionnaires et des gauches conservatrices obligées de s’aligner sur le moule sécuritaire pour s’attirer les faveurs des électeurs.

C’est pas ça qui va aider à faire baisser le taux de récidive…

J. L. de La H. : Si au lieu d’augmenter les effectifs de surveillants dans les prisons pour faire plaisir à l’opinion publique, on se disait, il faut multiplier les alternatives à la prison, prévoir davantage d’éducateurs, de psychologues et de travailleurs sociaux pour les aider à surmonter leurs problèmes psychologiques, à acquérir de la culture, à préparer des professions, c’est sûr qu’il y aurait beaucoup moins de récidive.

On a des exemples d’expériences menées dans d’autres pays, où les taux de récidives ont dégringolé. Manque de chance, ce sont des solutions humanistes, progressistes et futuristes, donc on va les décréter “utopistes”. Peut-être qu’elles le sont aujourd’hui, mais comme toujours avec l’utopie, c’est ce qui est impossible aujourd’hui et possible demain.

À partir de là, ceux qui sont élus sont représentatifs d’une opinion publique caressée dans le sens de sa propre peur. C’est pour ça qu’on se retrouve avec des gens très agressifs, rigides et autoritaires comme Hortefeux, Sarkozy, MAM, Rachida Dati… Des gens qui n’ont aucune réflexion, aucune prospective, aucune espérance en l’être humain, aucun sens de l’entraide et de la solidarité. L’inconvénient, c’est que ces politiques à courte vue sont celles qui fabriquent de la récidive.

Et c’est mal parti pour s’arranger…

J. L. de La H. : Effectivement. Les États-Unis, qui détiennent le record du monde, avec plus de 2 millions de détenus, nous proposent un modèle qu’on est en train d’enfourcher comme un dada : les prisons privées, un formidable système pour permettre que les prisons soient rentables.

En gros, on laisse la construction, la gestion, la logistique et l’intendance à des entreprises type Bouygues, La Lyonnaise des eaux ou la Sodexo et il n’y a au fond plus que la surveillance qui reste la propriété de l’administration pénitentiaire.

Autant dire que si les prisons sont confortées par des idées capitalistes de rentabilité, c’est évident que la logique moralisante et sécuritaire ne va pas s’arrêter comme ça. Au contraire. Alors c’est sûr que les centres privés apportent un confort incontestable par rapport aux prisons classiques. Mais, c’est encore moins la prise en compte de l’intérêt des individus, parce que c’est de la recherche de rentabilité.

On a l’impression d’avoir des conditions plus favorables parce qu’il y a un frigo et une douche dans la chambre ou parce qu’il y a une carte d’identité interne bidon, mais pour moi, cet enfermement, c’est le même, sauf qu’il est plus pervers, parce qu’il est moins brutal et moins frontal.

En vérité, l’incarcération devient totalement inhumaine, puisque tout est informatisé et électronique, et à la fin les types ne s’en sortiront pas mieux que ceux qui sont passé par les prisons d’État, parce que ce n’est qu’une espèce de soumission à l’autorité par le biais d’un confort économique.

Propos recueillis par Linda Maziz

Billet initialement publié sur le blog du journal satirique Zélium

Image CC Flickr Colourless Rainbow, lucborell et Gueorgui Tcherednitchenko, etgeek (Eric)

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Prison automate: l’exemple d’une gare http://owni.fr/2011/02/15/prison-automate-lexemple-dune-gare/ http://owni.fr/2011/02/15/prison-automate-lexemple-dune-gare/#comments Tue, 15 Feb 2011 13:28:35 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=46652 Après de longs mois de travaux, la gare de mon modeste et bucolique village du Val-d’Oise a été complètement ré-agencée.

La comparaison entre « avant » et « après » me semble très instructive à faire en ce qu’elle témoigne des changements opérés dans les rapports entre la société des chemins de fer, ses usagers et ses employés.

Je ne suis pas certain que mes schémas seront très clairs et je sais qu’ils ne sont pas très exacts.

Le premier dessin (ci-dessous) montre la gare avant les travaux. Depuis la rue, on accédait librement aux voies, c’était à chacun de prendre la responsabilité du compostage du billet, comme sur les quais des grandes gares parisiennes. On pouvait aussi accéder à l’intérieur de la gare, dont le gros de la surface était occupé par le personnel de la SNCF, réparti en deux guichets et un bureau de réservation grandes lignes, bureau qui avait déjà été fermé plusieurs mois avant le début des travaux et qui avait été remplacé par un automate capricieux : « si vous voulez acheter un billet grandes lignes au guichet, il faut aller à Argenteuil [5km] ou à Paris [15km]. »

Après les travaux (ci-dessous), la gare a été vidée des agents, il ne reste qu’un unique guichet, fréquemment fermé. L’espace de services a été transformé en un simple hall, que l’on peut traverser. Le lieu est équipé d’automates d’achat de billets (banlieue et grandes lignes) et une zone a été réservée pour accueillir une boutique semble-t-il, mais elle est pour l’instant inoccupée. Ce hall n’est pas assez spacieux pour qu’on y ait disposé des bancs.

Pour accéder aux voies, depuis la gare ou depuis la rue, il faut à présent passer des portillons automatiques, c’est à dire être muni d’un ticket ou d’un passe RFID.

Il n’est plus question, par exemple, de se rendre sur le quai pour tenir compagnie à quelqu’un qui va prendre son train.

En fait, si l’on utilise des tickets, et non un passe, on se trouve prisonnier sur le quai dès lors que l’on a passé les portillons, car si on décide de sortir, on ne pourra plus revenir dans la gare. Le quai fonctionne alors un peu comme une nasse.

Sur une vue satellite, j’ai indiqué en jaune la zone à laquelle l’usager qui a passé les portillons est contraint.

Supposons qu’une annonce informe les voyageurs de la suppression d’un train. C’est très fréquent et cela signifie que le prochain train ne passera pas avant un quart d’heure. Autrefois, on patienter en sortant et la gare, typiquement pour profiter d’un des services qui se situent à proximité immédiate : bar-tabac, maison de presse, distributeur bancaire, boulangerie, épicerie, cabines téléphoniques, pharmacie. À présent, il est impossible de sortir, le voyageur doit rester sur le quai, abrité de la pluie par un préau mais pas du vent ni du froid, et ceci, donc, pendant un quart d’heure.
Il existe sur le quai un distributeur « Selecta » où l’on peut acheter une bouteille d’eau à près de deux euros ou des biscuits et autres aliments sucrés.

La raison d’être des portillons est, comme dans le métro  et le RER je suppose, de limiter la fraude des usagers (fréquente) et d’empêcher la circulation de personnes qui n’ont rien à faire sur le quai (rare). C’est légitime sans doute, mais en même temps assez autoritaire et contraignant. Ce système avantage par ailleurs fortement les voyageurs qui utilisent une carte de transport du type « Navigo » .

Ceux qui utilisent de simples tickets sont, comme on l’a vu, prisonniers sur le quai, quai auquel ils peuvent par ailleurs avoir des difficultés à accéder car seul un petit nombre de portillons (parfois en panne) sont équipés pour le passage des tickets.

La langue médiatique actuelle aime bien prétendre que les voyageurs sont « otages » des mouvements sociaux, eh bien ils peuvent aussi être « séquestrés », « piégés » par des portillons automatiques.

Pour les gens qui arrivent par la partie sud de la ville (la gare se trouve du côté nord), un distributeur de billets a été installé dans un couloir vide et crasseux, sous la surveillance d'une caméra. Une partie de la gare a été refaite, mais la partie non-refaite n'a même pas été nettoyée !

Les automates coûtent cher à fabriquer, à installer et à maintenir, notamment ceux qui sont en permanence disposés en extérieur. J’ignore s’ils coûtent à l’usage plus ou moins cher que les employés qu’ils remplacent. Je soupçonne dans l’emploi de l’automate une lâche manière de laisser la machine, réputée impartiale et implacable, faire des choses qu’un élément humain ne pourrait jamais faire. Si un employé de la SNCF nous cognait ou nous coinçait lorsque nous n’entrons ou ne sortons pas à la vitesse qu’il juge bonne, il aurait sans doute à s’expliquer ; et s’il laissait quelqu’un muni d’un titre de transport valide sortir de la gare mais plus y retourner, il semblerait de la même manière agir de façon hostile et injuste.

L'affichage mécanique a été remplacé par des écrans. La lisibilité est moins bonne car les écrans sont petits. Les noms de gares ou doivent souvent être abrégés. Lorsqu'il fait grand jour et que les écrans sont face au soleil, on ne voit pas grand chose non plus. Dans l'exemple ci-dessus, les écrans sont simplement éteints, ce qui arrive souvent. La nuit, en revanche, on les voit briller, y compris aux heures où la gare est fermée et où plus aucun train ne circule.

Il faut pourtant bien rappeler qu’un automate n’a rien d’impartial. Son activité est toujours le résultat d’un programme, c’est à dire que ses actions ont été prévues, pensées, voulues. Derrière chaque machine, se trouve un projet, une volonté.

En fait, les technologies grâce auxquelles fonctionnent les automates pourraient rendre toutes les opérations plus fluides et plus amicales si elles étaient voulues ainsi. Il pourrait par exemple être possible de souscrire à des abonnements faits « sur mesure » (deux jours par semaine par exemple) ou d’accepter qu’une personne munie d’un ticket valide puisse sortir et rentrer dans la gare librement. Le fait que cela ne soit pas fait ne montre sans doute rien d’autre que le mépris avec lequel les usagers sont considérés ou, au mieux, montre seulement que leur confort ou leur agrément ne sont pas particulièrement pris en compte.

L'affichage des horaires de train a récemment changé de fonctionnement. Puisque les écrans peuvent être mis à jour, ils s'adaptent au trafic réel au lieu d'indiquer les horaires de référence. Il ne faut pas croire que cela constitue un avantage, au contraire cela permet que des changements ne soient pas signalés clairement et même, ce qui n'arrivait jamais auparavant, cela permet que des trains passent deux ou trois minutes avant l'horaire prévu.

Il n’y a pas que du mépris, il y a aussi de la méfiance, ainsi que le démontre l’ahurissante inflation du nombre de caméras de surveillance nouvellement installées. Il y en a sur les quais, à chaque point de passage et à l’intérieur de la gare. Sans les avoir recensées précisément, je pense pouvoir en dénombrer plus d’une vingtaine, et ce pour une toute petite gare située dans une paisible commune bourgeoise et sans histoires. On peut supposer que le coût d’exploitation de ces caméras est plutôt important. J’ignore si toutes appartiennent à la SNCF ou si certaines sont la propriété de la commune ou de la police nationale.

Le réseau Transilien (les trains de banlieue dont le terminus est toujours une grande gare parisienne) appartient à la SNCF et à Réseaux ferrés de France mais son coût d’exploitation est en très grande partie financé par le syndicat des transports d’Île-de-France, c’est à dire par le secteur public. La SNCF, quand à elle, est un établissement public, mais ce statut est amené à changer, la commission européenne a récemment exigé que, comme la Poste, la société nationale des chemins de fer français devienne une société anonyme. Le motif officiel est l’ouverture loyale à la concurrence, mais des arrières-pensées peuvent être soupçonnées : après tout, la SNCF brasse des dizaines de milliards d’euros mais, en dehors de quelques partenaires, prestataires   ou sous-traitants, cela ne rapporte à personne, des actionnaires privés ne se distribuent pas de dividendes ou de coupons…

Une fois devenue une société comme les autres, la SNCF pourra rapporter des sommes importantes, à condition sans doute d’augmenter ses tarifs, d’augmenter le montant des subventions qu’elle perçoit des collectivités locales et de baisser le coût et la marge de manœuvre de ses usagers comme de sa main d’œuvre, c’est à dire les gens qui ont fait vivre directement ou indirectement cette société pendant près de trois-quarts de siècle.

Article publié initialement sur le Dernier Blog

Photo CC Flickr par Todd Anderson

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Ces soldes au rayon justice qui provoquent l’ire des magistrats http://owni.fr/2011/02/15/ces-soldes-au-rayon-justice-qui-provoquent-l%e2%80%99ire-des-magistrats/ http://owni.fr/2011/02/15/ces-soldes-au-rayon-justice-qui-provoquent-l%e2%80%99ire-des-magistrats/#comments Tue, 15 Feb 2011 11:56:18 +0000 Michel Huyette (Paroles de juges) http://owni.fr/?p=46757 Il y a des jours comme cela. On croit avoir tout entendu, on croit ne plus être surpris par grand chose, mais il n’empêche que l’on sursaute, avant d’avoir envie de hausser le ton. Et c’est peu dire. Revenons un tout petit peu en arrière …

Voici quelques jours, un drame des plus épouvantables a secoué toute la France. Une jeune fille a été tuée dans des circonstances apparemment barbares , et un homme, présenté dans les medias comme le probable coupable, a été incarcéré. Aussitôt dans la bouche des élus il a été question de récidive, sans même qu’il soit démontré que tel était le cas, et, au plus haut sommet de l’Etat, une fois de plus, il a été promis la sanction des “responsables” de la justice et de la police.

Le Président de la République aurait dit notamment :

Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c’est la règle

Les raisons de la colère? Le manque de personnels et les coupes dans le budget

Sauf que les éléments rapportés ces derniers jours nous apportent un éclairage bien différent.

Au service de probation du tribunal de grande instance de Nantes , il y aurait selon les informations apportées 16 travailleurs sociaux devant suivre chacun 181 personnes alors que la moyenne nationale est de 84 dossiers par fonctionnaire. A cause du manque majeur de personnel, à la date des faits 896 dossiers n’étaient pas traités, ce qui signifie que cela correspond à près de 900 personnes non suivies (L’Express). (Au même moment le service de probation d’un tribunal important de la région parisienne faisait savoir qu’il existe chez lui 600 dossiers non traités).

Notons en passant que l’individu arrêté faisait l’objet d’un sursis avec mise à l’épreuve pour outrage, ce qui est un très petit délit et peut expliquer, administrativement, que les agents de probation débordés aient privilégié les dossiers impliquant des individus condamnés pour des délits plus graves ou des crimes.

Il a été indiqué à plusieurs reprises que toute la chaîne hiérarchique, jusqu’au ministère de la justice, était totalement au courant et cela depuis longtemps. Pourtant, le ministère de la justice, tout en sachant qu’il manque un juge d’application des peines sur 5 (soit 20 % du personnel), aurait décidé en 2010 de ne pas nommer de quatrième magistrat (Le Point).

Dans un rapport parlementaire (n° 2378) du 15 juin 2005 un député de la majorité écrivait :

A cette faiblesse des effectifs des JAP (ndlr : Juge de l’application des peines) [3.5% des effectifs du corps - 680 dossiers suivis par juge] s’ajoute celle, tout aussi regrettable des services pénitentiaires d’insertion et de probation et des greffes sur lesquels ces juges s’appuient. Compte tenu de ce qui précède, votre rapporteur ne peut que plaider, une nouvelle fois, pour le renforcement drastique des moyens dévolus à l’exécution et à l’application des peines qui doivent être considérées comme une véritable priorité car, à défaut, c’est l’ensemble de l’édifice pénal qui s’en trouve fragilisé.

Le syndicat de la magistrature a rappelé dans un communiqué que “Par des rapports des 19 janvier et 22 octobre 2010, les juges de l’application des peines du tribunal de Nantes ont averti leur hiérarchie que l’absence, depuis un an, d’un quatrième juge de l’application des peines les obligeait à effectuer des choix de priorités”, autrement dit et en clair que tous les dossiers ne pouvaient pas être traités“, et que “Le 4 novembre 2010, le premier président de la cour d’appel de Rennes a répondu que malgré de multiples rapports et mises en garde de sa part, la chancellerie avait décidé de ne pas pourvoir le poste manquant de juge de l’application des peines de Nantes, qu’il n’était dès lors pas illégitime que les magistrats établissent des priorités de traitement des affaires et que leurs choix n’étaient pas inopportuns”.

L’union syndicale des magistrats a de son côté fait part de son “écoeurement”, et souligné que

800 dossiers ont, en outre, dû être laissés en souffrance, soit l’équivalent de 10 postes de conseillers d’insertion et de probation que le Ministère de la Justice a fait choix de laisser vacants à Nantes, malgré les rapports répétés des services.

C’est ensuite un syndicat de personnels de l’administration pénitentiaire qui a publié une lettre ouverte adressée au chef de l’Etat. On y lit notamment :

(..) L’inspection générale des services pénitentiaires était venue au SPIP (ndlr : Service pénitentiaire d’insertion et de probation) de Nantes, il y a quelques mois. Le manque de moyens conduisant à la mise en place, en concertation avec les autorités compétentes, de la mise au placard des dossiers que le service ne pouvait prendre en charge faute de moyens, était connu ! Cette situation, qui existe dans de nombreux services, a été dénoncée à de multiples reprises. (..) En novembre 2010, la CGT Pénitentiaire, en mouvement, demandait entre autres, le recrutement de 1000 travailleurs sociaux, conformément à l’étude de l’impact de la loi pénitentiaire ! Madame Michèle Alliot-Marie, Garde des Sceaux, nous avait gentiment dit que le ministère de la justice et l’administration pénitentiaire étaient des privilégiés : pas d’emplois supplémentaires, hormis les 40 recrutements de travailleurs sociaux pénitentiaires pour l’année 2011. (..) la politique pénale menée par les ministres obéissant à vos ordres, a engendré une surpopulation carcérale, sans recruter des fonctionnaires supplémentaires tant à l’administration pénitentiaire qu’à la Justice en général. (..) a famille de la victime doit savoir que les dysfonctionnements de la Justice ne sont pas le fait d’un fonctionnaire d’un SPIP ou d’ailleurs, d’un magistrat, mais que c’est le fait de la défaillance d’un système, celui de l’Etat qui s’est désengagé de ses obligations depuis de longues années.

Le 15 décembre 2010, le directeur inter-régional de l’administration pénitentiaire avait déjà alerté sur les manques en personnels, en ces termes : “Les difficultés en matière de ressources humaines au sein du ministère de la justice nous imposent d’opérer des choix en termes de répartition des effectifs ne permettant pas de satisfaire les besoins exprimés par chaque chef de service. Aujourd’hui c’est l’ensemble des services pénitentiaires d’insertion et de probation et les établissements qui se trouvent en sous-effectif, alors que la loi pénitentiaire vient ajouter de nouvelles missions aux compétences.” (Marianne)

Unanimité chez les magistrats et les fonctionnaires: tous derrière Nantes

De leur côté, profondément heurtés par les propos du chef de l’Etat, les magistrats et fonctionnaires du TGI de Nantes ont décidé de cesser (sauf urgences) toute activité juridictionnelle pendant au moins une semaine, ce qui, dans une sorte de mouvement désespéré de légitime défense, est plus que compréhensible. Et ils ont rédigé une motion dans laquelle ils écrivent notamment que :

(..) le poste de juge de l’application des peines que le ministère de la justice s’est engagé dans la précipitation à pourvoir et le contrat d’objectif décidé dans l’urgence sont un aveu clair de l’incurie des pouvoirs publics et démontrent que la situation déplorable de la justice aurait pu être évitée depuis longtemps.

La conférence des premiers présidents de cour d’appel a – ce qui est rare – publié un communiqué dans lequel il est écrit qu’elle “exprime sa vive préoccupation devant la tentation de reporter sur les magistrats et fonctionnaires, y compris à travers l’imputation de fautes disciplinaires, la responsabilité des difficultés de fonctionnement que connaissent les cours et tribunaux sous les effets conjugués des contraintes budgétaires et des charges nouvelles imposées par la succession des réformes législatives.”
Dans son sillage, la conférence des procureurs généraux a fait valoir, sur un ton inhabituellement clair pour des magistrats de haut rang soumis au pouvoir hiérarchique du ministère de la justice, qu’elle :

Regrette que la responsabilité de magistrats et fonctionnaires judiciaires et pénitentiaires, comme celle des officiers de police judiciaire, qui oeuvrent au service de leurs concitoyens avec courage et détermination, soit publiquement et immédiatement affirmée avant même la publication du résultat des inspections en cours; Assure de sa totale confiance les magistrats et fonctionnaires mis en cause, alors même qu’ils avaient alerté leur hiérarchie de leur situation de pénurie; Constate que paraissent ignorés les efforts anciens et significatifs des magistrats et fonctionnaires pour faire face à l’accroissement constant des charges résultant de l’augmentation du nombre d’affaires à traiter, de l’exigence de performances plus quantitatives que qualitatives et de réformes législatives ininterrompues et complexes, voire divergentes, en particulier en matière d’exécution et d’application des peines tandis que les moyens humains et matériels sont chaque jour plus contraints;

Souligne que cette situation ne permet plus à l’institution judiciaire de remplir intégralement ses missions, obligeant les magistrats et fonctionnaires à fixer des « priorités parmi les priorités »; Appelle en conséquence l’attention sur l’insuffisance critique de moyens qui, dans de nombreuses juridictions, engendre des situations à risque, en particulier dans les domaines de l’exécution et de l’application des peines; Ne méconnaît pas pour autant les mesures qu’il est de la responsabilité des magistrats et fonctionnaires de mettre en œuvre pour améliorer le service qu’ils doivent à leurs concitoyens (..)

Les conférences des présidents et des procureurs ont, ensemble, fait ” part de leur inquiétude devant la recherche systématique, fondée sur une analyse objectivement contestable, des responsabilités individuelles de magistrats et de fonctionnaires qui effectuent leurs missions avec dévouement et en fonction des moyens limités dont le Gouvernement et le Parlement dotent l’institution judiciaire”, et constaté que ” les restrictions budgétaires et la multiplicité des charges nouvelles confrontent les chefs de juridiction à l’impossibilité d’assurer toutes leurs obligations et les contraignent à des choix de gestion par nature insatisfaisants pour une bonne administration de la justice tant civile que pénale et les intérêts des justiciables.”

L’association des juges d’application de peines a diffusé un communiqué de presse

Les enseignants des facultés de droit ont à leur tour voulu faire connaître leur point de vue.

Levée de boucliers chez les familles de victimes

Il est particulièrement intéressant, au vu du drame qui est en partie à l’origine de la polémique, de connaître l’avis de deux grandes associations de victimes, qui ont publié un communiqué dans lequel elles écrivent, notamment :

“elles demandent que les paroles du président de la République réclamant des sanctions pour les responsables des dysfonctionnements du suivi de l’assassin présumé de la jeune Laëtitia, soient traduites en actes. En effet, il apparaît que les responsables en question, ce sont essentiellement les représentants du pouvoir exécutif qui avaient été avertis du manque de moyens de la juridiction nantaise et des difficultés de celle-ci à suivre tous les dossiers des détenus en liberté conditionnelle”,

que ” Les responsables de l’exécutif, pourtant parfaitement informés de la situation délétère dans laquelle sont plongés les services de la probation et de l’insertion, n’ont pris aucune mesure pour y remédier. Pire, obnubilés par la réduction des dépenses publiques et la diminution du nombre de fonctionnaires, ils n’ont fait ces dernières années qu’aggraver la situation”,

que ” Trois rapports officiels, en effet, ont conclu au nécessaire renforcement des effectifs de conseillers d’insertion et de probation (CIP) : le rapport Warsmann en 2003 qui préconisait la création de 3000 postes, le rapport Lamanda en 2008 qui réclamait d’augmenter sensiblement les effectifs de l’insertion et de la probation et, plus récemment, le sénateur UMP Lecerf, rapporteur de la dernière loi pénitentiaire, qui, en 2009, estimait qu’il fallait la création de 1000 postes de CIP, la loi de finances de 2010 n’en prévoira que 260″,

que “Le problème des moyens se pose en fait d’un bout à l’autre du système judiciaire, des juges d’instruction aux juges d’application des peines : 100 000 peines de prison non exécutées, des prisons qui sont une honte pour notre pays et qui, du fait de la surpopulation carcérale et de l’absence de moyens pour le suivi des détenus se transforment en véritables écoles du crime”,

que ” Monsieur Sarkozy préfère rejeter la faute sur les « lampistes » plutôt que d’assumer les conséquences de ses choix politiques. Il est plus facile de surfer sur l’émotion de l’opinion à chaque fois qu’un drame horrible se produit, en désignant des boucs émissaires, que de reconnaître ses propres erreurs d’appréciation et de remédier à la situation en prenant les mesures concrètes dont le système judiciaire a besoin et qui seules permettront de prévenir la survenue d’autres drames dans le futur”,

que ” L’ANDEVA et la FNATH demandent que le gouvernement cesse ses attaques incessantes contre le système judiciaire, qu’il cesse de se précipiter sur chaque crime odieux dans le seul souci de l’exploiter politiquement dans sa lutte contre les magistrats, sans jamais apporter le moindre remède concret aux difficultés pourtant évidentes dont souffre le système judiciaire français”,

enfin que “L’intérêt des victimes, et plus généralement des citoyens, est d’avoir une justice indépendante, responsable et respectée, disposant des moyens nécessaires à son exercice. Force est de constater que ce n’est pas le cas actuellement et que le système judiciaire ne dispose ni du soutient politique ni des moyens lui permettant de remplir pleinement son rôle”.

Résumons tout ce qui précède : la situation catastrophique du service d’application des peines du TGI de Nantes est connue depuis longtemps, mais le ministère de la justice a choisi, en pleine connaissance de cause et en étant conscient des risques encourus, de ne pas y affecter le personnel nécessaire.

“C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste”

Mais allons encore un peu plus loin car, d’une certaine façon, ce qui atteint l’institution judiciaire, à Nantes, n’est que l’un des arbres de la même forêt.
Que signifie tout ceci ?

Que de nos jours ceux qui, au moment de la préparation et du vote des budgets, décident en pleine connaissance de cause de réduire et limiter les moyens des services publics, n’hésiteront jamais, même en cas de dysfonctionnement découlant essentiellement de l’insuffisance de ces moyens, à désigner comme seuls coupables et comme boucs-émissaires des professionnels étranglés par l’ampleur de leurs missions et incapables de faire mieux quelle que soit leur bonne volonté.

D’un point de vue psychologique cela est relativement aisé à décrypter. En effet quand, comme à Nantes, il semble que la réduction du budget ait entraîné une réduction insupportable des effectifs et que les coupes financières soient à l’origine d’un dysfonctionnement, l’Etat n’a que deux solutions : soit reconnaître qu’il est responsable des choix budgétaires et des décisions permanentes de réduction des moyens humains et financiers des services publics, donc que c’est lui le principal responsable quand la machine ne fonctionne plus, soit essayer, en jouant sur l’émotion pour dissimuler le stratagème tout de même un peu grossier, de trouver un tiers qui puisse être vu comme responsable à sa place.

C’est pas moi, parce que je veux pas que ce soit moi, alors forcément c’est les autres. Un grand classique que l’on voudrait voir limité à la cour des collèges.

L’enjeu n’est donc pas autour de la justice. Tous les professionnels de tous les services publics  ( la santé, éducation nationale, services sociaux, police et gendarmerie etc..), en tous cas tous ceux dont l’activité professionnelle peut présenter des risques importants pour eux ou pour des tiers, doivent comprendre que demain encore plus qu’hier ils sont susceptibles d’être désignés comme responsables en cas de problème grave, et cela peu important la situation réelle à laquelle ils doivent faire face.

C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste. C’est alors qu’apparaît, à travers des dénonciations injustifiées, un véritable mépris pour des professionnels qui ne demandent pas mieux que d’offrir le meilleur service possible à leurs concitoyens. Sans doute y a-t-il bien longtemps que l’on sait que politique et morale sont deux termes inconciliables. Mais quand mensonges et mépris se conjuguent il n’est plus possible de se taire.

Billet initialement publié sur Paroles de juge sous le titre De la récidive au moyen des services publics: entre mensonges et mépris et sur OWNIpolitics

Illustrations Flickr CC ScottMontreal, Marisseay, Sercasey et Stuant63

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http://owni.fr/2011/02/15/ces-soldes-au-rayon-justice-qui-provoquent-l%e2%80%99ire-des-magistrats/feed/ 3
Ces soldes au rayon justice qui provoquent l’ire des magistrats http://owni.fr/2011/02/08/juge-et-justice-pour-demain/ http://owni.fr/2011/02/08/juge-et-justice-pour-demain/#comments Tue, 08 Feb 2011 19:34:31 +0000 Michel Huyette (Paroles de juges) http://owni.fr/?p=37987 Il y a des jours comme cela. On croit avoir tout entendu, on croit ne plus être surpris par grand chose, mais il n’empêche que l’on sursaute, avant d’avoir envie de hausser le ton. Et c’est peu dire. Revenons un tout petit peu en arrière …

Voici quelques jours, un drame des plus épouvantables a secoué toute la France. Une jeune fille a été tuée dans des circonstances apparemment barbares (1), et un homme, présenté dans les medias comme le probable coupable, a été incarcéré. Aussitôt dans la bouche des élus il a été question de récidive, sans même qu’il soit démontré que tel était le cas, et, au plus haut sommet de l’Etat, une fois de plus, il a été promis la sanction des “responsables” de la justice et de la police.

Le président de la République (2) aurait dit notamment :

Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c’est la règle

Les raisons de la colère? Le manque de personnels et les coupes dans le budget

Sauf que les éléments rapportés ces derniers jours nous apportent un éclairage bien différent.
Au service de probation du tribunal de grande instance de Nantes (3), il y aurait selon les informations apportées 16 travailleurs sociaux devant suivre chacun 181 personnes alors que la moyenne nationale est de 84 dossiers par fonctionnaire. A cause du manque majeur de personnel, à la date des faits 896 dossiers n’étaient pas traités, ce qui signifie que cela correspond à près de 900 personnes non suivies (L’Express). (Au même moment le service de probation d’un tribunal important de la région parisienne faisait savoir qu’il existe chez lui 600 dossiers non traités).

Notons en passant que l’individu arrêté faisait l’objet d’un sursis avec mise à l’épreuve pour outrage, ce qui est un très petit délit et peut expliquer, administrativement, que les agents de probation débordés aient privilégié les dossiers impliquant des individus condamnés pour des délits plus graves ou des crimes.

Il a été indiqué à plusieurs reprises que toute la chaîne hiérarchique, jusqu’au ministère de la justice, était totalement au courant et cela depuis longtemps. Pourtant, le ministère de la justice, tout en sachant qu’il manque un juge d’application des peines sur 5 (soit 20 % du personnel), aurait décidé en 2010 de ne pas nommer de quatrième magistrat (Le Point).

Dans un rapport parlementaire (n° 2378) du 15 juin 2005 un député de la majorité écrivait :

A cette faiblesse des effectifs des JAP [3.5% des effectifs du corps - 680 dossiers suivis par juge] s’ajoute celle, tout aussi regrettable des services pénitentiaires d’insertion et de probation et des greffes sur lesquels ces juges s’appuient. Compte tenu de ce qui précède, votre rapporteur ne peut que plaider, une nouvelle fois, pour le renforcement drastique des moyens dévolus à l’exécution et à l’application des peines qui doivent être considérées comme une véritable priorité car, à défaut, c’est l’ensemble de l’édifice pénal qui s’en trouve fragilisé.

Le syndicat de la magistrature a rappelé dans un communiqué que “Par des rapports des 19 janvier et 22 octobre 2010, les juges de l’application des peines du tribunal de Nantes ont averti leur hiérarchie que l’absence, depuis un an, d’un quatrième juge de l’application des peines les obligeait à effectuer des choix de priorités”, autrement dit et en clair que tous les dossiers ne pouvaient pas être traités“, et que “Le 4 novembre 2010, le premier président de la cour d’appel de Rennes a répondu que malgré de multiples rapports et mises en garde de sa part, la chancellerie avait décidé de ne pas pourvoir le poste manquant de juge de l’application des peines de Nantes, qu’il n’était dès lors pas illégitime que les magistrats établissent des priorités de traitement des affaires et que leurs choix n’étaient pas inopportuns”.

L’union syndicale des magistrats a de son côté fait part de son “écoeurement”, et souligné que (4)

800 dossiers ont, en outre, dû être laissés en souffrance, soit l’équivalent de 10 postes de conseillers d’insertion et de probation que le Ministère de la Justice a fait choix de laisser vacants à Nantes, malgré les rapports répétés des services.

C’est ensuite un syndicat de personnels de l’administration pénitentiaire qui a publié une lettre ouverte adressée au chef de l’Etat. On y lit notamment :

(..) L’inspection générale des services pénitentiaires était venue au SPIP de Nantes, il y a quelques mois. Le manque de moyens conduisant à la mise en place, en concertation avec les autorités compétentes, de la mise au placard des dossiers que le service ne pouvait prendre en charge faute de moyens, était connu ! Cette situation, qui existe dans de nombreux services, a été dénoncée à de multiples reprises. (..) En novembre 2010, la CGT Pénitentiaire, en mouvement, demandait entre autres, le recrutement de 1000 travailleurs sociaux, conformément à l’étude de l’impact de la loi pénitentiaire ! Madame Michèle Alliot-Marie, Garde des Sceaux, nous avait gentiment dit que le ministère de la justice et l’administration pénitentiaire étaient des privilégiés : pas d’emplois supplémentaires, hormis les 40 recrutements de travailleurs sociaux pénitentiaires pour l’année 2011. (..) la politique pénale menée par les ministres obéissant à vos ordres, a engendré une surpopulation carcérale, sans recruter des fonctionnaires supplémentaires tant à l’administration pénitentiaire qu’à la Justice en général. (..) a famille de la victime doit savoir que les dysfonctionnements de la Justice ne sont pas le fait d’un fonctionnaire d’un SPIP ou d’ailleurs, d’un magistrat, mais que c’est le fait de la défaillance d’un système, celui de l’Etat qui s’est désengagé de ses obligations depuis de longues années.

Le 15 décembre 2010, le directeur inter-régional de l’administration pénitentiaire avait déjà alerté sur les manques en personnels, en ces termes : “Les difficultés en matière de ressources humaines au sein du ministère de la justice nous imposent d’opérer des choix en termes de répartition des effectifs ne permettant pas de satisfaire les besoins exprimés par chaque chef de service. Aujourd’hui c’est l’ensemble des services pénitentiaires d’insertion et de probation et les établissements qui se trouvent en sous-effectif, alors que la loi pénitentiaire vient ajouter de nouvelles missions aux compétences.” (Marianne)

Unanimité chez les magistrats et les fonctionnaires: tous derrière Nantes

De leur côté, profondément heurtés par les propos du chef de l’Etat, les magistrats et fonctionnaires du TGI de Nantes ont décidé de cesser (sauf urgences) toute activité juridictionnelle pendant au moins une semaine, ce qui, dans une sorte de mouvement désespéré de légitime défense, est plus que compréhensible. Et ils ont rédigé une motion dans laquelle ils écrivent notamment que (5) :

(..) le poste de juge de l’application des peines que le ministère de la justice s’est engagé dans la précipitation à pourvoir et le contrat d’objectif décidé dans l’urgence sont un aveu clair de l’incurie des pouvoirs publics et démontrent que la situation déplorable de la justice aurait pu être évitée depuis longtemps.

La conférence des premiers présidents de cour d’appel a – ce qui est rare – publié un communiqué dans lequel il est écrit qu’elle “exprime sa vive préoccupation devant la tentation de reporter sur les magistrats et fonctionnaires, y compris à travers l’imputation de fautes disciplinaires, la responsabilité des difficultés de fonctionnement que connaissent les cours et tribunaux sous les effets conjugués des contraintes budgétaires et des charges nouvelles imposées par la succession des réformes législatives.”
Dans son sillage, la conférence des procureurs généraux a fait valoir, sur un ton inhabituellement clair pour des magistrats de haut rang soumis au pouvoir hiérarchique du ministère de la justice, qu’elle :

Regrette que la responsabilité de magistrats et fonctionnaires judiciaires et pénitentiaires, comme celle des officiers de police judiciaire, qui oeuvrent au service de leurs concitoyens avec courage et détermination, soit publiquement et immédiatement affirmée avant même la publication du résultat des inspections en cours; Assure de sa totale confiance les magistrats et fonctionnaires mis en cause, alors même qu’ils avaient alerté leur hiérarchie de leur situation de pénurie; Constate que paraissent ignorés les efforts anciens et significatifs des magistrats et fonctionnaires pour faire face à l’accroissement constant des charges résultant de l’augmentation du nombre d’affaires à traiter, de l’exigence de performances plus quantitatives que qualitatives et de réformes législatives ininterrompues et complexes, voire divergentes, en particulier en matière d’exécution et d’application des peines tandis que les moyens humains et matériels sont chaque jour plus contraints;

Souligne que cette situation ne permet plus à l’institution judiciaire de remplir intégralement ses missions, obligeant les magistrats et fonctionnaires à fixer des « priorités parmi les priorités »; Appelle en conséquence l’attention sur l’insuffisance critique de moyens qui, dans de nombreuses juridictions, engendre des situations à risque, en particulier dans les domaines de l’exécution et de l’application des peines; Ne méconnaît pas pour autant les mesures qu’il est de la responsabilité des magistrats et fonctionnaires de mettre en œuvre pour améliorer le service qu’ils doivent à leurs concitoyens (..)

Les conférences des présidents et des procureurs ont, ensemble, fait ” part de leur inquiétude devant la recherche systématique, fondée sur une analyse objectivement contestable, des responsabilités individuelles de magistrats et de fonctionnaires qui effectuent leurs missions avec dévouement et en fonction des moyens limités dont le Gouvernement et le Parlement dotent l’institution judiciaire”, et constaté que ” les restrictions budgétaires et la multiplicité des charges nouvelles confrontent les chefs de juridiction à l’impossibilité d’assurer toutes leurs obligations et les contraignent à des choix de gestion par nature insatisfaisants pour une bonne administration de la justice tant civile que pénale et les intérêts des justiciables.”

L’association des juges d’application de peines a diffusé un communiqué de presse

Les enseignants des facultés de droit ont à leur tour voulu faire connaître leur point de vue.

Levée de boucliers chez les familles de victimes

Il est particulièrement intéressant, au vu du drame qui est en partie à l’origine de la polémique, de connaître l’avis de deux grandes associations de victimes, qui ont publié un communiqué dans lequel elles écrivent, notamment :

“elles demandent que les paroles du président de la République réclamant des sanctions pour les responsables des dysfonctionnements du suivi de l’assassin présumé de la jeune Laëtitia, soient traduites en actes. En effet, il apparaît que les responsables en question, ce sont essentiellement les représentants du pouvoir exécutif qui avaient été avertis du manque de moyens de la juridiction nantaise et des difficultés de celle-ci à suivre tous les dossiers des détenus en liberté conditionnelle”,

que ” Les responsables de l’exécutif, pourtant parfaitement informés de la situation délétère dans laquelle sont plongés les services de la probation et de l’insertion, n’ont pris aucune mesure pour y remédier. Pire, obnubilés par la réduction des dépenses publiques et la diminution du nombre de fonctionnaires, ils n’ont fait ces dernières années qu’aggraver la situation”,

que ” Trois rapports officiels, en effet, ont conclu au nécessaire renforcement des effectifs de conseillers d’insertion et de probation (CIP) : le rapport Warsmann en 2003 qui préconisait la création de 3000 postes, le rapport Lamanda en 2008 qui réclamait d’augmenter sensiblement les effectifs de l’insertion et de la probation et, plus récemment, le sénateur UMP Lecerf, rapporteur de la dernière loi pénitentiaire, qui, en 2009, estimait qu’il fallait la création de 1000 postes de CIP, la loi de finances de 2010 n’en prévoira que 260″,

que “Le problème des moyens se pose en fait d’un bout à l’autre du système judiciaire, des juges d’instruction aux juges d’application des peines : 100 000 peines de prison non exécutées, des prisons qui sont une honte pour notre pays et qui, du fait de la surpopulation carcérale et de l’absence de moyens pour le suivi des détenus se transforment en véritables écoles du crime”,

que ” Monsieur Sarkozy préfère rejeter la faute sur les « lampistes » plutôt que d’assumer les conséquences de ses choix politiques. Il est plus facile de surfer sur l’émotion de l’opinion à chaque fois qu’un drame horrible se produit, en désignant des boucs émissaires, que de reconnaître ses propres erreurs d’appréciation et de remédier à la situation en prenant les mesures concrètes dont le système judiciaire a besoin et qui seules permettront de prévenir la survenue d’autres drames dans le futur”,

que ” L’ANDEVA et la FNATH demandent que le gouvernement cesse ses attaques incessantes contre le système judiciaire, qu’il cesse de se précipiter sur chaque crime odieux dans le seul souci de l’exploiter politiquement dans sa lutte contre les magistrats, sans jamais apporter le moindre remède concret aux difficultés pourtant évidentes dont souffre le système judiciaire français”,

enfin que “L’intérêt des victimes, et plus généralement des citoyens, est d’avoir une justice indépendante, responsable et respectée, disposant des moyens nécessaires à son exercice. Force est de constater que ce n’est pas le cas actuellement et que le système judiciaire ne dispose ni du soutient politique ni des moyens lui permettant de remplir pleinement son rôle”.

Résumons tout ce qui précède : la situation catastrophique du service d’application des peines du TGI de Nantes est connue depuis longtemps, mais le ministère de la justice a choisi, en pleine connaissance de cause et en étant conscient des risques encourus, de ne pas y affecter le personnel nécessaire. (6)

“C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste”

Mais allons encore un peu plus loin car, d’une certaine façon, ce qui atteint l’institution judiciaire, à Nantes, n’est que l’un des arbres de la même forêt.
Que signifie tout ceci ?

Que de nos jours ceux qui, au moment de la préparation et du vote des budgets, décident en pleine connaissance de cause de réduire et limiter les moyens des services publics, n’hésiteront jamais, même en cas de dysfonctionnement découlant essentiellement de l’insuffisance de ces moyens, à désigner comme seuls coupables et comme boucs-émissaires des professionnels étranglés par l’ampleur de leurs missions et incapables de faire mieux quelle que soit leur bonne volonté.

D’un point de vue psychologique cela est relativement aisé à décrypter. En effet quand, comme à Nantes, il semble que la réduction du budget ait entraîné une réduction insupportable des effectifs et que les coupes financières soient à l’origine d’un dysfonctionnement, l’Etat n’a que deux solutions : soit reconnaître qu’il est responsable des choix budgétaires et des décisions permanentes de réduction des moyens humains et financiers des services publics, donc que c’est lui le principal responsable quand la machine ne fonctionne plus, soit essayer, en jouant sur l’émotion pour dissimuler le stratagème tout de même un peu grossier, de trouver un tiers qui puisse être vu comme responsable à sa place.

C’est pas moi, parce que je veux pas que ce soit moi, alors forcément c’est les autres. Un grand classique que l’on voudrait voir limité à la cour des collèges.

L’enjeu n’est donc pas autour de la justice. Tous les professionnels de tous les services publics  ( la santé, éducation nationale, services sociaux, police et gendarmerie etc..), en tous cas tous ceux dont l’activité professionnelle peut présenter des risques importants pour eux ou pour des tiers, doivent comprendre que demain encore plus qu’hier ils sont susceptibles d’être désignés comme responsables en cas de problème grave, et cela peu important la situation réelle à laquelle ils doivent faire face.

C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste. C’est alors qu’apparaît, à travers des dénonciations injustifiées, un véritable mépris pour des professionnels qui ne demandent pas mieux que d’offrir le meilleur service possible à leurs concitoyens. Sans doute y a-t-il bien longtemps que l’on sait que politique et morale sont deux termes inconciliables. Mais quand mensonges et mépris se conjuguent il n’est plus possible de se taire.


1. Le corps de cette jeune fille a été découpé avant d’être dispersé.
2. Si le sujet n’était pas si sérieux la phrase semblerait amusante. Il est en effet suggéré de garder les condamnés en prison, même quand ils ont effectué l’intégralité de leur peine, tant qu’il n’y a pas assez d’agents de probation pour s’occuper de tous !  Autrement dit, vous êtes condamné à 2 années de prison dont 1 année avec sursis, vous faites 365 jours de prison, mais comme vous êtes à nantes et qu’il n’y a pas d’agent de probation pour vous suivre, en attendant que les effectifs augmentent vous faites une 2ème, puis une 3ème, puis une 4ème…. année de prison.
3. Les services d’exécution des peines comprennent notamment un ou plusieurs juges d’application des peines, ainsi que des agents affectés au service de probation.
4. L’USMA a aussi publié un livre blanc sur l’état de la justice, que vous trouverez ici.
5. D’autres tribunaux ont adopté des motions semblables.
6. A la question qui lui était posée à l’Assemblée nationale le 2 novembre 2010 sur l’insuffisance des effectifs dans les services de probation la ministre de la justice d’alors a répondu : “Vous estimez le nombre supplémentaire de SPIP insuffisant. Ce n’est pas notre analyse au ministère où plusieurs réunions de travail ont eu lieu sur ce sujet : ce que nous avons prévu semble correspondre aux besoins.”……

Billet initialement publié sur Paroles de juges sous le titre De la récidive au moyen des services publics: entre mensonges et mépris

Illustrations Flickr CC ScottMontreal, Marisseay, Sercasey et Stuant63

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WikiLeaks: Bradley Manning en isolement http://owni.fr/2010/12/15/wikileaks-bradley-manning-en-isolement/ http://owni.fr/2010/12/15/wikileaks-bradley-manning-en-isolement/#comments Wed, 15 Dec 2010 17:34:09 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=39321 Bradley Manning, le soldat américain de 22 ans soupçonné d’être la “gorge profonde” de WikiLeaks, n’a pas été condamné pour cela, ni pour aucun autre crime. Il n’est est pas moins incarcéré depuis cinq mois en Virginie (après être resté deux mois dans une prison militaire au Koweit), et soumis à des “traitements cruels et inhumains considérés dans de nombreux pays comme relevant de la torture, susceptibles d’entraîner des séquelles psychologiques à long terme“.

C’est ce que révèle Glenn Greenwald, juriste et chroniqueur au magazine Salon, dans un long article basé sur les témoignages de plusieurs personnes en contact direct avec lui.

On y apprend que, depuis son arrestation, en mai, Bradley Manning est un détenu modèle, sans problèmes de violence ni de discipline. Il n’en a pas moins été classé détenu particulièrement surveillé (“Maximum Custody Detainee“), le plus haut niveau dans la classification des prisons militaires, et confiné à l’isolement 23 heures sur 24. Il n’a pas le droit de faire de l’exercice, et est sous constante surveillance.

Pour des raisons qui semblent exclusivement punitives“, souligne Greenwald, il n’a pas de drap, et il ne comprend toujours pas pourquoi il n’a pas non plus droit à un oreiller, alors qu’il passe la majeure partie de son temps à dormir. Il n’a pas non plus le droit de se tenir informé de l’actualité, et le personnel médical de la prison lui administre des antidépresseurs afin de pallier ses conditions de détention :

En résumé, Manning est soumis depuis des mois, de façon constante, à un isolement inhumain, abrutissant, propre à lui nier toute forme de personnalité, voire à le rendre fou, sans même avoir jamais été condamné pour quoi que ce soit.

“Greenwald a été, dans la foulée, contacté par un responsable de la prison où Bradley Manning est interné. Le seul point qu’il lui a demandé de rectifier porte sur le fait que ses gardiens n’interdiraient à Manning de s’informer lorsqu’il a le droit de regarder la télévision, ce qui serait cela dit démenti par plusieurs des personnes en contact avec lui. Ce qui, note Greenwald, ne bouleverse pas non plus profondément le portrait qu’il dresse de ses conditions de détention.

L’isolement carcéral ? Une “torture”

Pour mieux comprendre ce que peut entraîner untel isolement carcéral, Greenwald
rappelle que de nombreux pays ne placent en isolement que les seuls détenus particulièrement violents, pour la simple et bonne raison que ce type de confinement “peut être aussi pénible qu’une torture physique“. C’est en tout cas ce qui ressort de la lecture d’un article du New Yorker, qui semble faire autorité en la matière, d’une étude du Journal de l’académie américaine de psychiatrie et de droit, et d’une autre, de l’armée américaine, portant sur 150 militaires américains détenus au Vietnam, et qui, toutes, dénoncent l’isolement, notamment carcéral, au vu des dégâts psychologiques que cela entraîne généralement chez les détenus.

Un rapport de la commission nationale sur la sécurité et les abus dans les prisons américaines (composée de Républicains et de Démocrates) avait ainsi appelé, en 2006, à l’abandon de ce genre d’isolement carcéral, au motif que cela “ne pouvait être décrit que comme relevant de la torture“.

Le rapport citait plusieurs études de psychiatres décrivant une constellation de symptômes allant de l’anxiété, la confusion, l’hallucination, la dépression, la colère, des distorsions de perception, de la paranoïa, jusqu’à des formes de violences extrêmes, de psychoses ou d’auto-destruction.

Des examens médicaux pratiqués, en 1992, sur des prisonniers yougoslaves soumis en moyenne à 6 mois d’isolement carcéral, avaient ainsi démontré des “anormalités cérébrales” des mois après leur libération :

Sans interaction sociale soutenue, le cerveau humain peut être aussi endommagé qu’un cerveau qui a subi un traumatisme physique.

Ironie de l’histoire, Julian Assange, le porte-parole de WikiLeaks, est lui aussi placé dans une cellule d’isolement, “pour sa propre sécurité“. Recevant sa maman, venu d’Australie, il lui a expliqué qu’il était également placé sous vidéosurveillance constante, de peur qu’il ne soit assassiné…

L’information veut être libre

En conclusion, et pour mieux conceptualiser les conditions de détention de Bradley Manning, Greenwald rappelle cet extrait du “chat” que le jeune soldat avait eu avec Adrian Lamo, le hacker qui l’a finalement dénoncé aux autorités américaines :

Manning : je veux que les gens connaissent la vérité, parce que sans information, on ne peut pas prendre de décision. Si j’avais été quelqu’un de malintentionné, j’aurai pu les vendre à la Russie, la Chine, et faire péter mon compte en banque.

Lamo : pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

Manning : parce que ce sont des données publiques, elles appartiennent au domaine public -”l’information veut être libre” (maître-mot des hackers et défenseurs des libertés sur le Net, NDLR)- et devraient être un bien commun.

Ceux qui voudraient soutenir Brad Manning peuvent aller sur BradleyManning.org” (Facebook, Twitter), ou CourageToResist.org, qui soutient plusieurs objecteurs de conscience, déserteurs ou militaires qui dénoncent ce qu’ils sont amenés à faire, et qui vend un kit de soutien (T-shirt, tickets, etc.) d’où sont issues les illustrations de cet article.

MaJ : l’avocat de Bradley Manning a publié un compte-rendu, plus mesuré, d’une journée-type de son client.
Illustration CC: Kevin Collins

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[interview] Le juteux business des prisons http://owni.fr/2010/11/23/interview-le-juteux-business-des-prisons/ http://owni.fr/2010/11/23/interview-le-juteux-business-des-prisons/#comments Tue, 23 Nov 2010 14:51:55 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=36708 Gonzague Rambaud, journaliste indépendant, est co-auteur du livre Le Travail en prison. Enquête sur le business carcéral (Autrement, 2010). Il revient ici sur les non dits d’un secteur florissant. Où les sommes sont astronomiques, les à côtés peu reluisants et l’indifférence quasi totale.

Commençons par le commencement… les prisons semi privées en France, combien de divisions ?

La privatisation des prisons s’accélère et s’impose désormais comme le système économique privilégié pour administrer les geôles françaises. Une cinquantaine d’établissements pénitentiaires sur 197 fonctionnent aujourd’hui sur le modèle de la « gestion mixte ». Désormais, toutes les prisons qui sortiront de terre seront gérées en grande partie par des entreprises privées. Ainsi, hormis les fonctions régaliennes (direction, surveillance, greffe), le privé s’occupe de tout. Soit : la maintenance, l’entretien, la fourniture des fluides et des énergies, la restauration, l’hôtellerie, la buanderie, la « cantine », le transport, l’accueil des familles, la formation professionnelle et le travail des détenus.

En quoi les prisons privées sont-elles profitables aux grands groupes comme Gepsa (filiale de GDF-Suez) ou Siges (filiale de Sodexo). Autrement dit, comme ces consortiums gagnent-ils de l’argent avec les prisons ?

Un juteux business pour GDF-Suez et Sodexo, qui se partagent âprement ce marché depuis plus de vingt ans. Lors des derniers contrats, signés en novembre 2009, Sodexo a remporté la gestion de 27 nouvelles prisons, en plus des 9 établissements acquis lors des appels d’offres précédents. Un contrat de « quasiment un milliard d’euros » pour une période de huit ans, a indiqué Michel Landel, directeur général de Sodexo, lors de la présentation des résultats du groupe le 10 novembre 2009. La Chancellerie devient ainsi le premier client français de Sodexo ! En remportant un lot de six prisons, GDF-Suez devra se contenter d’un « petit » contrat global d’un montant de 22 235 760 euros. En 2007, lors des précédents contrats, la filiale de GDF-Suez affichait une santé financière insolente au point de reverser à ses actionnaires un dividende de 2,9 millions soit… 100 % du résultat net.

Un marché sur lequel surfe désormais le groupe Bouygues…

Marchant sur les traces de son mentor Albin Chalandon – garde des sceaux sous la première cohabitation (1986-1988) et initiateur des premiers contrats de gestion mixte en prison – Rachida Dati a signé le 19 février 2008, un partenariat public-privé (PPP) avec Bouygues Construction, chargé de concevoir, réaliser, financer, entretenir et gérer trois nouvelles prisons  (la maison d’arrêt de Nantes : 570 places, le centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin : 688 places et le centre pénitentiaire de Réau en Île-de-France : 798 places) livrées d’ici à 2011. Ce contrat représente un loyer annuel de 48 millions d’euros pour les trois établissements, soit une valeur totale de 1,8 milliard d’euros pour une durée de contrat de 27 ans. Par ailleurs, notre livre révèle que depuis mars 2008, au centre pénitentiaire de Rennes, douze femmes détenues travaillent pour l’opérateur de téléphonie Bouygues Télécom…

Et l’État ? Quel est son intérêt financier dans cette collaboration avec le privé ? On sait, par exemple, qu’aux États-Unis, le  coût d’un prisonnier placé dans le secteur privé revient sur la durée plus cher qu’un prisonnier dans le public. Quels arguments l’État français use-t-il pour (se) convaincre du bien fondé de la privatisation ?

Le 19 février 2008, lors de la signature du contrat avec Bouygues, Rachida Dati, alors ministre de la Justice, déclarait que le partenariat public privé avait pour but de « diminuer le coût global, parce que le partenaire optimise toute la chaîne, depuis la conception jusqu’à l’exploitation », arguant que le ministère de la Justice confie « au secteur privé des responsabilités qu’il sait parfaitement assumer ». Un avis que ne partage pas la Cour des comptes : « Force est de constater que ce choix stratégique [de la gestion déléguée NDLR] n’a reposé ni sur des critères de coût ni sur l’appréciation effective des performances, alors qu’il engage durablement les finances publiques », lit-on dans un rapport publié en 2006.

Si les Sages de la rue Cambon ont reconnu que la gestion mixte était un peu « mieux contrôlée », ils épinglent – à nouveau – l’absence d’échelle de comparaison entre la gestion semi privée et la gestion publique, dans un rapport de juillet 2010. Ainsi, la Cour des comptes, préconise « d’élaborer une méthode fiable de comparaison entre la gestion déléguée et la gestion publique, en intégrant des indicateurs de coûts mais également de qualité de service ». En clair, rien ne prouve aujourd’hui que ce mode de gestion soit plus rentable pour l’Etat. En revanche, le PPP signé avec Bouygues permet à l’État de pas contracter de dette visible puisque c’est l’entreprise privée qui supporte le poids financier de l’investissement. Le coût des constructions de prisons n’apparait pas immédiatement, mais l’État paye toutefois un (onéreux) loyer durant près de 30 ans.

À vous lire, la gauche comme la droite sont plutôt sur la même longueur d’ondes à propos des partenariats publics/privés et ce malgré des rapports accablants dont vous venez de parlez… Comment expliquez-vous ce consensus: pour des raisons économiques (les prisons coûtent cher), par indifférence générale (qui se soucie des prisons ?), pour une autre raison ?

La privatisation des prisons s’ouvre avec la loi pénitentiaire du 22 juin 1987, initiée par Albin Chalandon. Les premiers contrats ont été signés en 1989, ils ont ensuite été reconduits en en 1997, 2002 puis 2009. Certes, le gouvernement de Lionel Jospin ne s’est pas opposé, entre 1997 et 2002, à ce mode de gestion. Toutefois, à propos des partenariats publics privés, qui englobent notamment la conception, le financement, et la réalisation – compétences qui n’apparaissent pas dans les contrats dits de « gestion mixte » signés par Sodexo et GDF-Suez notamment – Marylise Lebranchu, ancienne garde des sceaux de Lionel Jospin, est très sévère. Interviewée dans notre livre, elle fustige le procédé en ces termes : « Quand on a un loyer de 27 ans, on a une dette, donc, je crois qu’on joue sur une nomenclature budgétaire pour avoir une dette moins forte. Mais en fait, c’est la même chose. D’autre part, la prestation ne peut que coûter plus cher. Quand vous rémunérez un capital en plus, ça vous coûtera plus cher. Il n’y a donc pas de gain sur les finances publiques dans un PPP. »

On sait qu’il existe un risque de collusion entre la politique pénale d’un pays et les intérêts économiques de certains acteurs des prisons privées. Aux États-Unis, plusieurs leaders du secteur dépensent ainsi des millions de dollars pour un durcissement des peines. Des juges de Pennsylvanie ont même reconnu avoir perçu des pots de vins pour envoyer des gamins en taule. En France, quels sont les risques ?

Le cas de ces deux magistrats américains qui ont reconnu avoir envoyé des centaines d’enfants et d’adolescents en prison entre 2000 et 2007, en échange de 2,6 millions de dollars de pots-de-vin, payés par les deux entreprises gérant des centres de détention, n’a heureusement pas son équivalent en France. Toutefois, la réalité économique oblige à souligner que les bénéfices des gestionnaires privés de prisons françaises gonflent… à mesure que les prisons se remplissent.  Astucieusement, les entreprises privées infligent au ministère de la Justice des pénalités lorsque le taux d’occupation des prisons co-gérées dépasse 120 %, un taux facilement atteint en maison d’arrêt notamment. Alors que la population écrouée a augmenté de pratiquement 50 % entre 2001 et aujourd’hui, le durcissement de la politique pénale pourrait bien arranger les affaires des gestionnaires privés.

Plusieurs prisons semi-privées sorties de terre récemment en France ont connu des problèmes de conception (système défectueux de serrures ou de réseau électrique à la centrale de Mont-de-Marsan). Pour certains, les exigences de rentabilité des entreprises privées sont incompatibles avec les besoins de qualité. Qu’en pensez-vous ?

Inauguré le 19 janvier 2009 par Rachida Dati et le Premier ministre François Fillon, le centre de détention de Roanne, conçu, construit et financé par Eiffage, a souffert de graves malfaçons à sa livraison : des serrures électriques extérieures qui ne fonctionnent pas, des infiltrations d’eau, des murs fendillés, des grilles de cour de promenade trop courtes, etc. Cette longue liste rappelle les déboires de la prison de Mont-de-Marsan. Construit par Bouygues et inauguré le 20 novembre 2008, ce centre pénitentiaire avait été plongé dans le noir, trois semaines après son ouverture, à la suite d’une panne générale d’électricité, qui avait conduit à évacuer les 87 détenus de cette prison (presque) rutilante, livrée à l’heure et dans des temps record.

Pour éviter les lourdes pénalités financières en cas de délais de livraison non satisfaits, ces groupes de BTP (Eiffage, Quille et Bouygues Construction) confondent vitesse et précipitation. Pour des questions de rentabilité, les entreprises privées respectent le cahier des charges au minimum. Raison pour laquelle la Cour des comptes, dans son un rapport de juillet 2010, recommande d’élaborer une méthode fiable de comparaison entre la gestion déléguée et la gestion publique, « en intégrant des indicateurs de coûts mais également de qualité de service ».

Comment voyez-vous le fait que l’État français se réserve ses fonctions régaliennes (à savoir la direction des prisons, la surveillance des détenus, et le greffe)? Est-ce le moindre des garde fous ou un simple cache sexe d’un marché qui ne dit pas son nom ?

Je ne pense pas que cela soit un « cache sexe », c’est plutôt un garde-fou qui ne sera pas levé de sitôt. Privatiser, par exemple, les fonctions de surveillance et de direction serait très mal perçu et serait difficile à faire passer à l’Assemblée Nationale et au Sénat, et dans une grande partie de l’opinion. Des surveillants armés et salariés d’un groupe privé de surveillance ? Ce n’est pas pour tout de suite, à mon avis.

Dans votre livre, vous dressez un constat sévère: « côté détenus, la plus-value en termes de travail et de formation professionnelle se perçoit difficilement [...] : l’offre de travail qualifiant, le nombre et la qualité des formations professionnelles fait tout autant défaut dans les prisons privées [que publiques] » Pouvez-vous en dire plus ?

Je fais ici allusion au travail et à la formation professionnelle des détenus, deux compétences déléguées aux entreprises privées, filiales de Sodexo, GDF-Suez, Bouygues, etc, dans les prisons semi-privatisées. Le travailleur-détenu évolue dans une zone de non droit dont la pierre angulaire se niche dans l’article 717-3 du code de procédure pénale. Lequel souligne expressément que « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail » dans l’enceinte d’une prison. De fait, tous les droits attachés au contrat de travail disparaissent : pas de SMIC, pas d’indemnités chômage, de maladie ou d’accident du travail, pas de congés payés, ni de droit syndical. Un système totalement dérogatoire au droit commun qui permet aux entreprises de s’implanter en prison à moindre frais.

Pour des raisons d’image notamment, les entreprises privées, que nous citons dans le livre (EADS, BIC, Renault, Agnès B, Orange, Bouygues Telecom, etc.), s’abritent derrière une kyrielle de sous-traitants. Bien que le travail soit rémunéré, en moyenne, 3 euros brut de l’heure, en prison, l’offre est inférieure à la demande. Or, la gestion mixte devait en théorie favoriser la venue de donneurs d’ordre en prison, au prétexte que les groupements privés gestionnaires de prisons seraient de meilleurs interlocuteurs que l’administration pénitentiaire. Or, il n’en est rien. Les postes de travail font autant défaut dans les prisons publiques que dans les prisons semi-privées, durement frappées par la crise économique, notamment en raison de la désertion des sous-traitant automobiles, une des branches professionnelles les mieux implantés dans les ateliers pénitentiaires.

Crédits photo cc FlickR : Mark Strozier, Funky64 (www.lucarossato.com), Max Sparber.

David Dufresne est auteur et co-réalisateur du webdocumntaire Prison Valley.

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