La prison déconnectée

Le 1 mai 2012

En France, les détenus n’ont pas accès à Internet. Malgré les potentialités d’un tel outil, l’opportunité de son introduction en milieu carcéral ne fait pas l’unanimité. L’Administration pénitentiaire a fait un premier pas, frileux, tout en justifiant son inertie par les évidents enjeux de sécurité. Près de 30 après la télévision, Internet, en détention provisoire, attend son incarcération définitive.

Le garde des Sceaux, Robert Badinter, aidé d’une conjoncture sportive opportune, avait fini par convaincre l’Administration pénitentiaire : nous sommes en décembre 1985, et la télévision entrait, enfin, en prison. Les postes sont alors loués et installés à la hâte dans les cellules françaises, révolution carcérale de dernière minute qui devait permettre aux détenus de suivre la coupe du monde 1986 au Mexique. Le détenu français devient alors téléspectateur, suspendu à cette salutaire lucarne, qui, moyennant 65 francs par mois, lui raconte ‘le dehors’.

Fracture numérique

27 ans plus tard, la lucarne semble bien étroite. A l’extérieur, la télévision demeure l’écran le plus regardé, mais la société de l’information a consacré un nouveau roi, Internet. Informatif et récréatif, comme la télévision, mais aussi et surtout interactif, outil pédagogique, professionnel, administratif, pratique, etc., aujourd’hui incontournable. Le Conseil constitutionnel en a même fait un droit. Que les 67.161 détenus français, eux, n’ont pas.

Dans un avis du 20 juin 2011, le Contrôleur général des lieux des privations de libertés (CGLPL), M. Jean-Marie Delarue, a mis les pieds dans le plat, contre cette fracture numérique dont on ne parle pas :

« Pour que chaque établissement assure depuis ces locaux le lien avec les services en ligne (« internet »). (…) L’accès aux services de messagerie électronique doit également être assuré, dans les seules limites actuellement ouvertes par la loi pour les correspondances [lecture et contrôle de tous les messages entrants ou sortants, ndlr] ».

Vecteur de droits

Aux yeux du Contrôleur général, il faut franchir ce pas technologique. Pour Owni, il justifie sa prise de position, et égrène les potentialités et usages de l’outil Internet en milieu carcéral, rappelant que « jamais un juge n’a condamné quelqu’un à être privé d’Internet » :

1/ Un instrument récréatif, bien sur : au même titre que la télévision, face à la triviale nécessité de « passer le temps »

2/ Un moyen d’expression de soi : « aujourd’hui en France, les détenus crèvent de ne pas pouvoir s’exprimer », assène-t-il. A ce titre, « l’accès à Internet est susceptible de faire évoluer considérablement la condition pénitentiaire », car il est vecteur de droits fondamentaux, tel le maintien des liens familiaux, enjeu central d’une détention ;

3/ Un outil de réinsertion : Internet doit pouvoir « compenser l’insuffisance du travail social en détention », et donner au détenu la possibilité de trouver job et logement, les deux piliers de leur réinsertion. Consulter les annonces de Pôle emploi, de logement, accéder aux services publics (santé, RSA, etc.), préparer son code la route, pour anticiper la sortie et responsabiliser « des détenus infantilisés en détention ».

Mais les résistances demeurent fortes au sein de l’Administration pénitentiaire. Et une crispation, évidente, sur la question de la sécurité et du contrôle. Dans sa réponse du 7 juillet 2011 à l’avis du CPLG, le garde des Sceaux, Michel Mercier, tourne autour du pot, appelant à « l’introduction graduelle, maitrisée et contrôlée de certains aspects de la ‘société de l’information’ » en prison, tout en rejetant de fait l’accès à Internet et aux messageries électroniques, arguant d’une administration pénitentiaire qui « n’est pas aujourd’hui en capacité, financièrement et humainement, de mettre en œuvre les mécanismes de contrôle ».

Pour le CGLPL, l’enjeu est supérieur au coût. Rappelons d’ailleurs que le même argument financier avait été invoqué en 1985 contre la télévision par l’Administration pénitentiaire (AP), avant que celle-ci n’intègre finalement le coût de l’investissement aux redevances des détenus, qui ont donc financé le dispositif.

Les Cyber-bases® Justice : la quête d’un Internet inoffensif

Et pourtant, « l’AP » a fait un premier pas. Des expérimentations ont été lancées, résultats d’un partenariat entre le Ministère de la Justice et la Caisse des dépôts et consignations signé en 2007 : les Cyber-bases® Justice. Soit 7 espaces numériques testés en milieu carcéral.

Un dispositif qui demeure particulièrement frileux et restrictif. « Les détenus ont accès à du contenu web, mais ne peuvent pas intervenir dessus : pas de clic droit, pas de moteur de recherche, pas de liens extérieurs cliquables ou de formulaires à remplir », explique Arnaud Bertrande, formateur informatique en prison. L’envoi de mails est lui aussi virtuel: « sur deux ordinateurs, une application simule l’envoi et la réception de courriels, d’un poste à l’autre ». Les vertus des Cyber-bases® Justice sont donc purement pédagogiques : le détenu pourra par exemple visiter le site de Pôle emploi sans toutefois s’y inscrire.

En d’autres termes, une façade d’Internet que les détenus peuvent contempler, mais dont la porte reste désespérément close. « Les participants viennent dans l’idée de surfer sur Internet pour s’évader, ils trouvent donc le dispositif insuffisant », concède Arnaud Bertrande. Reste que ce public « au niveau scolaire assez bas » y trouve autre chose, comme « l’écriture » et « le b.a.ba des logiciels informatiques ».

« Paresse intellectuelle et précaution inutile »

La sécurité justifie pour l’instant l’extrême prudence de l’expérience. Car Internet, c’est aussi le vivier de sites de propagande extrémistes, de manuels de fabrication d’armes artisanales, et un outil de communication avec l’extérieur qui inquiète le personnel pénitentiaire. Le précédent Fofana illustre le type de dérives que craint l’AP : l’ex-chef du « gang des barbares » est suspecté d’avoir posté, depuis sa cellule, une quinzaine de vidéos sur YouTube, fin 2011.

« Bien sûr que ça fait peur », témoigne Corinne Peltier, coordinatrice de la Cyber-base® justice de la maison d’arrêt de Gradignan (Gironde), saisissant l’exemple des forums en ligne, sur lesquels « on retrouve n’importe qui, et n’importe quoi », et où « l’on peut imaginer qu’organiser son évasion est possible ».

La sécurité rythme le travail de cette contractuelle de l’AP, qui pilote une vingtaine d’intervenants à la Cyber-base® (enseignants, formateurs, bénévoles, et intervenants culturels). « Tous les sites sont interdits, je ne fais qu’autoriser », explique-t-elle. Et pour autoriser, la demande remonte jusqu’au ministère, une navette qui prend « environ 6 mois ». Sa persévérance lui aura permis de réunir plusieurs centaines de références, de Wikipédia à la BBC, en passant par leboncoin.fr, Pôle emploi ou les Pages Jaunes. Tout site contenant des plans est en revanche recalé, à l’image de Mappy.com.

Pour Jean-Marie Delarue, la phase expérimentale a assez duré : il faut la généraliser. Les prisons françaises ne peuvent plus se contenter d’un ersatz d’Internet, accessible dans 7 des 200 établissements pénitentiaires. La sécurité est un enjeu clé, convient-il, mais ne peut pas justifier l’inertie de l’Administration pénitentiaire, dont il dénonce « le raisonnement de paresse intellectuelle et de précaution inutile » :

Je crois que l’administration pénitentiaire, les élus politiques, ne se sont pas vraiment posé la question de savoir si l’on pouvait réellement contrôler Internet pour le rendre inoffensif. La sécurité a toujours raison. Et elle se moque des droits fondamentaux.

Un élément non moins inattendu qu’une coupe du monde illustre l’urgence d’une décision sur ce sujet : les consoles de jeux. Tous les modèles de dernières génération (PS3, Xbox360, etc.) sont interdits car disposant d’une connectivité réseau, et les veilles consoles commencent à s’épuiser, faute de pièces de rechange. Autrement dit, la recréation favorite des détenus est en sursis, et les cellules grondent.

L’AP : « Rappelez dans trois mois »

De fait, l’obstacle de la sécurité est franchissable. Le CGLPL préconise d’ailleurs l’usage d’Internet dans des salles prévues à cet effet, sous contrôle d’un surveillant, et en aucun cas en cellule, ainsi que le contrôle des emails entrants et sortants. « D’un point de vue technique, sécuriser Internet pour l’adapter au milieu carcéral serait très simple », argue Mohamad Badra, chercheur au CNRS (Laboratoire LIMOS) et spécialiste de la sécurité d’Internet. La mise en place d’un proxy, intermédiaire filtrant entre le client (le détenu) et le serveur, permet d’exclure les sites prohibés, sur le modèle du contrôle parental. Idem pour les forums.

« Des systèmes de détection de mots interdits sont également très efficaces, qui alertent le contrôleur en cas de saisie ». Et Mohamad Badra de comparer le dispositif à celui d’un café internet :

l’essentiel est de sécuriser la machine, en protéger l’accès administrateur, pour que personne ne puisse modifier paramètres et détourner les proxy.

Jointe par téléphone, la Direction de l’Administration pénitentiaire déclare qu’elle n’est « pas au point sur le sujet », et invite à « rappeler dans trois mois ».

« La pénitentiaire dira toujours non »,
confie, fataliste, Jean-Marie Delarue. « C’est le politique qui doit franchir le pas ». Internet attend son Badinter pour avoir, enfin, droit de cité derrière les barreaux.


Illustrations et photos sous licences Creative Commons par Larskflem, Ti.Mo, Heretakis via Flickr
Références :
Avis du Conseil Constitutionnel sur l’accès à internet
Avis du CGLPL du 20 juin 2011 (PDF)
Réponse du garde des Sceaux au CGLPL (PDF)

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